Y a-t-il un génie artificiel?
L'intelligence artificielle s'est mise à écrire. Elle corrigeait déjà les mots, elle sait maintenant les combiner. Elle a ainsi été capable de poursuivre le début du 1984 de George Orwell et de produire un article sur le Brexit en se payant le luxe de citer des propos très vraisemblables de Jeremy Corbyn ("The Guardian", 14/02/19). Écrira-t-elle les prochains livres de notre civilisation?
Cette perspective pose deux questions. Celle de la possibilité pour une machine de comprendre un texte, puisque le passage de la correction orthographique à l'écriture prédictive, suppose un accès au sens du texte et non plus seulement à ses signes. Celle ensuite du dépassement de la réplication d'un sens existant vers la création d'un sens nouveau. L'intelligence artificielle pourra-t-elle dépasser l'artisanat servile vers un art créatif?
Comment, tout d'abord, une machine constituée d'une architecture binaire pourrait-elle comprendre le sens d'un discours complexe? Début 2019, OpenAI, l'entreprise d'Elon Musk, a élaboré un algorithme permettant d'écrire des textes entiers sur la base d'un paragraphe, d'un titre ou même d'un seul mot. À partir d'“aujourd'hui”, l'algorithme a pu par exemple écrire la phrase suivante: "Aujourd'hui, les Nations Unies ont appelé à un bannissement mondial et immédiat de toutes les armes atomiques". Ce générateur de texte, baptisé GPT-2 (pour "générateur de transformation pré-entraîné"), est constitué par 1,5 milliards de paramètres qu'on a "exercés" en les appliquant à 8 millions de pages web.
La compréhension de la machine passe par une hiérarchisation des informations permettant de sélectionner les différentes phrases suivantes possibles, à partir de phrases déjà analysées, elles-mêmes classées par sujets, opinions, styles, dans une base de données qui pourrait un jour ressembler à la bibliothèque qu'avait imaginée Borgès, contenant tous les livres possibles, formés par combinaison exhaustive des caractères alphabétiques sur un nombre de pages donné.
L'intelligence artificielle mime ainsi l'intelligence humaine par sa capacité à choisir, parmi ces possibles, celui qui sera le plus significatif. Voici donc arrivé, semble-t-il, le seuil redouté de la singularité : l'intelligence artificielle dépasse l'intelligence humaine dans son activité la plus élevée, la création de sens. L'artifice s'est substitué à l'artisan. La créature aurait-elle dépassée le créateur?
Ce serait prendre l'artisan pour l'artiste et l'auteur pour le créateur. Distinction importante : l'auteur augmente ce qui existe déjà (augeo), quand le créateur fait naître quelque chose de rien. L'artisan imite et prolonge, l'artiste invente et crée. En un sens, seul Dieu est artiste. Disons que la création est le fait d'un esprit capable de produire une nouvelle réalité. Or l'écriture prédictive ne crée rien, elle brode sur une réalité donnée. GPT-2 peut prédire les meilleurs mots pour poursuivre un sujet, d'une façon indétectable pour le lecteur (passant ainsi le test de Turing), elle est incapable d'avoir une idée et de s'en souvenir pour la développer et produire d'autres idées. L'intelligence artificielle ne fait que prolonger la main de l'esprit.
Ainsi les algorithmes nous renvoient à notre propre nature en délimitant ce que personne ne peut faire à notre place. Si "au commencement était le Verbe", cette nouvelle avancée nous rappelle qu'il n'existe pas d'intelligence sans un discours créatif sur le monde, c'est-à-dire créateur de monde.
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