Spectacle tous publicsVoyage à bord d’un rouleau de carton ondulé
Au Théâtre Am Stram Gram, Dorian Rossel et Delphine Lanza exaltent l’imagination des plus de 6 ans avec leur nouvelle création, «Rǔna». Interview et critique.

S’il ne fallait en choisir qu’un, le mot «ondulation» résume cette coproduction de la Compagnie STT (pour Super Trop Top), du Petit Théâtre de Lausanne où elle a été créée en novembre, de la Maison de la Culture de Bourges (F) où elle ira en tournée, et du Théâtre Am Stram Gram qui la diffuse cette semaine encore. Trois danseuses et des rouleaux de carton cannelé de différentes tailles suffisent (presque) à faire sinuer l’esprit du jeune public jusqu’en Crimée, en passant par toutes les contrées invisibles, les régions indicibles d’une amitié comme seule une représentation théâtrale sait les matérialiser. Au bout du fil, le coconcepteur de «Rŭna», Dorian Rossel, nous parle de cette création dont la maturation, perturbée par qui l’on sait, a duré un lustre, c’est-à-dire cinq ans.
Depuis «L’Oiseau migrateur» en 2018, le spectacle pour enfants se révèle un terrain privilégié pour votre Cie STT. Vous y sentez-vous plus à l’aise?
Dorian Rossel: C’est un véritable challenge à chaque fois. Il s’agit de toucher des spectateurs tout neufs, qui découvrent souvent le théâtre pour la première fois. La responsabilité face à eux est énorme: il faut éviter de les dégoûter, leur montrer quelque chose qui tranche avec les écrans. Quelle part accorder à la narration, comment ouvrir sur une forme d’abstraction, chaque projet soulève beaucoup de questions. En réalisant «Quartier lointain» d’après le manga de Jiro Taniguchi en 2011, nous avions opté pour une ligne claire, et le spectacle avait été élargi aux plus de 10 ans. Après la commande de «L’Oiseau», nous avons souhaité réitérer l’expérience du théâtre pour l’enfance. Mais nous n’allons pas nous spécialiser, du reste nous n’avons pas d’autre projet du genre en attente.

Craie, carton ondulé, ficelle: faut-il assimiler votre économie de moyens au théâtre d’objet?
J’ai surtout envie de faire converger différents arts sur scène, tant les arts plastiques que la danse par exemple. Explorer la richesse des matériaux les plus simples a toujours été l’un de nos axes de travail. Nous explorons foule de ces matériaux avant d’éliminer et d’arriver à un résultat économe. Il s’agit d’inventer un langage qui convoque tous les sens. Et de rendre les gens attentifs aux petites choses, aux petits bruits, aux petites ondulations.
En plus de l’épure, vous défendez aussi la lenteur…
J’aimerais surtout inciter les spectateurs à goûter aux choses en prenant le temps de regarder, de sentir, de laisser agir. Avec Delphine, nous voulons prouver que les silences, mais aussi les contrepèteries, peuvent marcher aussi chez les petits. Les enfants n’éprouvent pas une seule chose du début à la fin de la séance, ils passent d’un état interrogatif à un mode humoristique, de l’échange direct avec les actrices à un état émotif.
La genèse de «Rŭna» part du disque auquel aboutit le récit: racontez!
Un ami m’a donné un enregistrement de deux enfants – le frère pianote et la sœur chantonne en jouant au Lego. Nous l’avons trouvé si pur, si beau, si libre que nous avons voulu le préserver en produisant ce vinyle vert qu’on voit dans la pièce. On pensait en faire sa musique, et c’en est devenu l’histoire. Comme un éloge à la liberté créative et sauvage de l’enfance, qu’aucune convenance ne contraint encore.

Sur la scène, la communication se passe le plus souvent de paroles. Une bonne nouvelle pour les timides!
À mes débuts, j’étais allé voir Sandrine Kuster, alors directrice de l’Arsenic à Lausanne. Elle n’a rien compris à ma présentation, tellement je n’arrivais pas à m’exprimer! Avant toute création, je prends le temps d’échanger longuement avec mon équipe. Les comédiens doivent comprendre en profondeur l’objet qu’ils vont jouer, pour en devenir partie prenante. Heureusement, il existe plein de niveaux de communication. Si quelqu’un vient s’asseoir à côté de moi sur un banc, il y a déjà un échange. Au cinéma, on est seul avec le film. Au théâtre, on écoute l’histoire à plusieurs, et on réagit différemment selon qu’on soit accompagné de ses parents ou d’amis.
«Rŭna» repose aussi sur l’articulation entre visible et non visible…
Toute œuvre d’art aspire à faire apparaître l’invisible à travers le visible. À faire exister un absent, à faire transpirer un non-dit. Un nuage, un fil électrique par terre, un trait au tableau, un rien appelle l’imagination à compléter le réel. En ajoutant un espace dissimulé à l’arrière-scène et en faisant sauter le 4e mur censé séparer le plateau de la salle, on invite à déplacer les lignes.
L’amitié a besoin d’imaginaire pour combler les distances, c’est un peu ce que vous nous dites?
Plein de gens partent, décèdent, et le Covid a contribué à nous éloigner. Nous voulions que le contact physique soit présent dans la représentation. On a beau nous vendre du désir, on reste éternellement habité par le manque. Ce n’est pas une console qui nous consolera! Le marketing identifie nos besoins, mais une part de l’humain dépasse cela, ne serait-ce que par le rêve. On a du plaisir à voir un Spielberg, mais on est autrement nourri par un Tarkovski. L’idée de traduire l’indicible parcourt tous nos spectacles. Si la vision américaine est très présente, nous proposons une parole dissidente.
«Rŭna» jusqu’au 12 décembre au Théâtre Am Stram Gram.
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