La Bâtie – Festival de GenèveVenues de Genève ou Buenos Aires, elles ont scotché leurs audiences
Le premier week-end du marathon s’est caractérisé par les interventions de femmes chargées à bloc – de talent, de colère, de désinhibition. «L’empowerment» est parmi nous.

S’installer dans les travées anthracite de la rutilante grande salle de la Comédie de Genève ne va pas sans causer une certaine émotion, il faut bien le dire. On se sent un chouia déstabilisé dans ces volumes de cathédrale moderne, qui appelle instantanément le souvenir des espaces de guingois rythmant l’ancienne adresse, boulevard des Philosophes. Le transport ressenti s’est immédiatement amplifié, ce week-end, aussitôt la somptueuse Rébecca Balestra entrée en scène. Reine du contraste et de la dissonance harmonieuse, la Genevoise allait conjuguer, avec «Olympia», les atours glamours d’un récital de variétés avec le vécu sordide des anonymes auxquels elle prêterait sa succulente voix.
Violons et caniveau
Accompagnée d’un pianiste à son Steinway, puis d’un orchestre à cordes, la grande dame aux airs de Callas ou de Dalida n’allait cependant pas chanter, non. Mais dire sans coup férir les onze textes qu’elle a elle-même composés sur la misère affective, sexuelle ou sociale subie par ces minables qui nous entourent, et dont nous grossissons tous un jour ou l’autre les rangs. Son «tour de poésie» écrase dans un même sandwich caviar et saucisse de Vienne, superpose violons et caniveau, étale métaphores et formules trash, de sorte à exercer cette «vertu cathartique» que Rébecca Balestra rêvait d’imprimer à ce cinquième solo de son cru. Exactement comme le fait, au final, une chanson de Brel, ou de Gérard Lenorman, ou encore de Stromae.

Les tours de magie auxquels s’est livré le Français Yann Frish dans un gigantesque camion-chapiteau parqué sur le parvis du Théâtre Forum Meyrin ne manquaient pas de virtuosité non plus: comme chez «Olympia», les applaudissements ont fusé entre chaque prestation. On croirait a priori la manipulation de cartes déconnectée de l’actualité sociétale. Mais il n’en est rien, puisque le titre de ces numéros d’illusionnisme, «Le Paradoxe de Georges», se réfère au degré de crédulité des publics – une notion tout ce qu’il y a de pertinente à une époque propice aux théories du complot.
Ce paradoxe, on le doit au philosophe anglais George Edward Moore, qui oppose l’absurdité de la phrase «il pleut, mais je ne crois pas qu’il pleuve» à la rationalité de celle qui pose «un as de pique vole, mais je ne crois pas qu’il vole». Disparitions, apparitions et autres escamotages ahurissants, en jouant avec nos défauts d’attention, mais aussi avec le formatage de notre sens logique, le manipulateur «faisant semblant de faire des miracles» alerte ni plus ni moins sur l’illusion largement partagée de pouvoir jouir de son libre arbitre.

Gros changement d’ambiance avec le condensé scénique du film culte de Paul Verhoeven, «Showgirls», donné dans la foulée au Théâtre Saint-Gervais. Condensé, car la transposition par Marlène Saldana et Jonathan Drillet ramène le récit de plusieurs jeunes danseuses tentant leur chance dans les clubs de Las Vegas au solo braillard de la comédienne française, d’où l’adoption du singulier «Showgirl». Sur une techno massue signée Rebeka Warrior, la plantureuse Saldana éructe, parfois en rimes, les humiliations subies par les proies de la domination masculine où qu’elle se cache, dans l’espoir que les excès de la mise en scène – phallus XXL, volcan, escalier chevelu, lingerie porno… – puissent aujourd’hui venger les victimes du sexisme rampant.

Encore un solo, mais par procuration cette fois, pour la chorégraphe argentine Marina Otero, qui lançait nuitamment son appel «Fuck Me» au Loup. Une grave opération de la colonne vertébrale ayant stoppé net la carrière de la danseuse, elle y reporte sur ses cinq interprètes masculins, le plus souvent nus, la rage, l’impuissance et l’exhibitionnisme auxquelles elle se voit réduite. À eux, désormais, de donner leurs corps en sacrifice à son narcissisme, tandis qu’un écran de projection en fond de salle étoffe l’autofiction d’images d’archives. Frida Kahlo rode, qui, près d’un siècle après, sortirait douce et mièvre de la comparaison.
La Bâtie – Festival de Genève, suite du prog. et billetterie sur www.batie.ch
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