Thune du CœurUne nuit au Passage, lieu d’accueil des sans-abri
À l’occasion du lancement de l’opération caritative de la Julie, immersion dans le quotidien des personnes en situation de grande précarité.

Le cochon Jules, la mascotte hivernale des personnes qui n’ont plus rien – ni toit, ni douche, ni compte en banque – reprend du service après un jeûne préparatoire de plusieurs mois. Le voici à nouveau dans la place, avec ses rondeurs généreuses, en soutien de l’opération la Thune du Cœur.
Jules a une âme de localier. Il s’informe avant de donner, en se portant au contact des plus démunis. Dès l’aube, à cette heure du petit matin où la lumière éclaire ce que la nuit a caché. Ce mercredi 17 novembre, notre goret altruiste a vu des uniformes de toutes les couleurs – bleu, jaune, gris – s’activer en différents endroits de Genève.
Chasser l’insalubrité
Des campements de sans-abri à démanteler, du nettoyage en règle, dans le souci, précise le chef d’engagement, de ne pas laisser cette «insalubrité» envahir l’espace public. Une vingtaine de personnes dormaient ainsi sous le pont de Sous-Terre, un village de tentes alignées au bord du fleuve, dont le nombre, il est vrai, n’avait cessé d’augmenter depuis le début de l’automne.
Plus haut sur la Rive droite, une famille entière avait élu domicile sous le couvert arrondi des toilettes publiques du parc Geisendorf. Réveillée à son tour au petit matin par la police et les employés de la voirie.
Zèle remarquable
Remplis à ras bord de matelas et de literie, de chaises et de tables pliantes, le camion et sa benne d’encombrants, animés par un zèle remarquable, sont encore allés chercher le matériel de camping qui s’était accumulé au bout de l’avenue d’Aïre, en contrebas du carrefour du pont Butin. Là, douze dormeurs supplémentaires, regroupés sous cet ouvrage en béton évoquant davantage une bretelle d’autoroute.
Du monde donc, qui, en moins d’une heure, a perdu son logement de fortune dans la rue. Certains avaient reçu d’une association caritative un petit message imprimé en forme d’écriteau: «Bonjour, je ne parle pas le français. Merci de m’accorder 10 à 15 minutes pour prendre mes affaires personnelles.»
Ont-ils seulement eu le temps de le montrer aux forces de l’ordre? À 8 h 30, les trois sites étaient entièrement évacués. D’autres encore ont reçu le même jour la visite des nettoyeurs appointés par la Municipalité.
Pas de place et listes d’attente
Vaste campagne de mise à l’abri sécuritaire au seuil de l’hiver? Pas vraiment. Les foyers réservés aux familles affichent complet. Liste d’attente de ce côté-ci. L’hébergement en hôtel atteint un taux d’occupation dépassant les 95%. Liste d’attente de ce côté-là. Pour espérer une chambre, les délogés de l’aube doivent patienter. Alors ils sont revenus, le soir même, sous le pont qui avale la bise froide, comme à l’entrée du parc et au pied du rond-point. Malgré le froid, le dehors conserve jalousement son public précarisé à l’extrême.
«Si t’es propre sur toi, tu peux dormir à l’aéroport, à même le sol, dans un coin tranquille et chauffé.»
Du monde donc. Et bien visible. L’exercice de survie rapproche, le nombre protège, en attendant de retrouver un toit. La ligne téléphonique mise en service récemment pour réduire l’errance des personnes qui cherchent un lit pour la nuit ne sait plus, le soir venu, où orienter. C’est plein partout. «Allez à l’aéroport, il y fait chaud, les expulsions sont moins la règle qu’à la gare», conseille le bouche-à-oreille de la rue.
Jonathan, 35 ans, en revient. Il confirme: «Si t’es propre sur toi, tu peux dormir à même le sol, dans un coin chauffé, on te laissera tranquille. Bon plan, j’ai tenu cinq jours comme ça.» Le sixième, on y est, ensemble, au Passage, 10, rue du Valais, à Sécheron, géré par l’Armée du salut.

Mieux qu’un bon plan. «C’est l’hôtel ici, j’ai trente jours devant moi pour sortir de ma galère. Depuis que je suis arrivé à Genève, je me sens moins seul. Je vois des miséreux à chaque coin de rue, ce n’est plus la capitale des squats comme il y a vingt ans. On ne risque pas de mourir de faim, d’accord, mais pour se loger, j’ai compris que c’était mort, alors que l’on arrive bientôt dans le dur de l’hiver.»
Ce résumé de minuit se partage dans un lieu flambant neuf et incroyablement vivant, lui. On quitte le dehors pour découvrir un dedans où l’inconditionnalité de l’accueil tient en un mot: «Bienvenue.» À raison de trois admissions par jour, le Passage prend ses marques, il se remplit en douceur depuis maintenant deux semaines, il promet d’être plein ce week-end. Soixante-deux personnes, des hommes adultes principalement, des mineurs en nombre restreint, répartis dans des chambres à deux lits sur trois étages.

«L’hôtel» de Jonathan est d’abord un bâtiment entièrement conçu et construit pour devenir un hébergement d’urgence ouvert 24 heures sur 24. Il l’est. On n’avait jamais réalisé à neuf un tel lieu à Genève. L’adresse redonne de l’espoir à ceux qui y sont accueillis comme à celles et ceux qui, depuis fin octobre, y travaillent jour et nuit.
«On partage tous la même fierté de bosser ici», lance d’une voix convaincue le travailleur social en prenant son service. Il a aligné les hivers au pied de la rampe d’accès menant aux abris de protection civile. De pouvoir dire «Sois le bienvenu» à la lumière du jour déclinant change complètement la donne. Les baies vitrées ont remplacé les néons. La cour intérieure, le patio, des espaces communs en enfilade, tout cela tranche avec les couloirs en béton que l’on longeait en silence pour rejoindre son dortoir.

Ce qui circule le mieux ici, ce sont les regards. Ils sont apaisés et souriants. Autour de la table ronde débutent les championnats du monde d’Uno, ce jeu de cartes universel. Son inventeur a dû lui aussi travailler dans le social. À l’extérieur, au même moment, on déplie la table de ping-pong en vérifiant la hauteur du filet. La télévision? Écran noir. En journée, on l’oublie. Le Passage est câblé sur le lien humain. Il restaure et accompagne.
Les bénéficiaires arrivent abîmés et fatigués. Des brûlures, des plaies aux jambes, des mains infectées. L’assistante en soins et santé communautaire a du boulot, des pansements à refaire, un suivi médical à éclaircir et planifier. Elle est là pour les mineurs non accompagnés. L’un d’eux a franchi plusieurs frontières à pied. Son corps s’en souvient, il ne veut pas s’arrêter.

Le chef de salle, c’est lui. Il va d’une table à l’autre, fait des allers-retours entre le réfectoire et la cuisine, propose son aide à qui en veut. Tout le monde. Une dynamique communautaire se met peu à peu en place. «Tiens, mon prince», lance l’accueillant cafétéria du matin à un homme sans âge qui vient de passer sa première nuit au chaud. Il est 7 h 30, l’heure où l’on démantèle les campements éphémères. Du dehors sans illusion au dedans réparateur. Jules a vu les deux. Il est motivé comme jamais: la Thune du Cœur, c’est maintenant. Go.
«Les gens à la rue, désormais, ça peut être tout le monde. Vous, moi. Quand je travaillais encore en abri PC, on me demandait si je dormais là.»
En écoutant Émilie, ancienne maraudeuse devenue éducatrice, chargée de l’accueil des mineurs non accompagnés au Passage. Citation longue: «J’ai assuré mes premières tournées nocturnes en 2014. Je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré autant de monde qu’en ce moment. Le Covid a fait beaucoup de mal. Toutes ces personnes que l’on voyait aux Colis du Cœur, on les retrouve aujourd’hui. Leur situation s’est encore dégradée. Elles n’ont plus de logement, plus d’argent pour payer leur chambre. L’image du clochard à grande barbe, aux chaussures défoncées, c’est loin derrière nous. Les gens à la rue, désormais, ça peut être tout le monde. Vous, moi. Quand je travaillais encore en abri PC, on me demandait si je dormais là.»
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