Le Poche GenèveUne jeunesse que suffoque la pudibonderie de son temps
Mathieu Bertholet monte «L’Éveil du printemps» de Frank Wedekind 130 ans après sa parution et 45 après que cette «tragédie enfantine» a tenu l’affiche de son fief.

Sur le plan de la vitesse d’élocution, on le croyait sans rival. Mathieu Bertholet, pilote du Poche et orateur à très haut débit, s’est trouvé un·e émule en la personne d’Aurélien Gschwind, l’un·e des comédien·ne·s de son Ensemble, qui, dans «Éveil/Printemps», déblatère à une allure digne du plus pressé des commentateurs sportifs. Mais là n’est pas la seule révélation faite par cette adaptation du classique publié au début des années 1890 par Frank Wedekind: on y voit aussi éclater le talent à l’état pur de Bénédicte Amsler Denogent, nouvelle arrivée au sein de la troupe, dont le nom est appelé à se propager, à son tour, comme une traînée de poudre.
Pour inaugurer cette saison anniversaire du Théâtre en Vieille-Ville, son «dirlo» revêt donc sa triple casquette de traducteur, adaptateur et metteur en scène pour raviver le superbe texte écrit à l’âge de 26 ans par l’auteur de «Lulu», précurseur littéraire de l’expressionnisme allemand. Ce drame d’une adolescence broyée par les tabous et les convenances de son temps, Bertholet ne l’aborde ni par le prisme historique, ni sous l’angle psychanalytique. Une décennie après la version stylisée qu’en avait donnée Omar Porras, il choisit plutôt de l’emballer d’une esthétique sulfureuse rappelant celle de l’artiste Egon Schiele, contemporain de Wedekind. Visage peinturluré, combinaison nude, ses six interprètes ponctuent leurs répliques de poses typiques du peintre autrichien, et des inserts semblables à sa signature sur la toile se projettent à même le décor.

Signée Anna Popek, cette scénographie se présente comme un grand escalier blanc menant à la fois droit dans le mur et toujours plus haut vers cet absolu zénithal que cherchent à atteindre les protagonistes Zendla (Bénédicte Amsler Denogent), Melchior (Louka Petit-Taborelli) et Moritz (Aurélien Gschwind), même s’ils ne cessent d’en dégringoler, tirés vers le bas par les censeurs adultes. Des néons s’y déplacent au gré des montées et des descentes acides, de même que s’y déversent des chansons pop aptes à traduire l’état d’esprit des jeunes sacrifiés.

D’eux, le public n’aperçoit d’abord que des jambes ballantes au sommet du cadre de scène. Des gamins ivres d’hormones, étourdis par leurs sens, assoiffés de vertige métaphysique. Autant ils connaissent Schiller et les mathématiques, autant ils méconnaissent les secrets de la reproduction. Parce que les gardiens de la bienséance les maintiennent brutalement dans l’ignorance, les voilà qui rompent leurs chaînes dans une éruption de volcan, quitte à subir en punition la déchéance, l’avortement, la mort. Cette chape que leur sève fait voler en éclats, et qui ne retombe que pour mieux l’étancher, c’est ce qu’exhibent avec une générosité délicieusement sacrilège les comédien·ne·s de l’Ensemble.
«Éveil/Printemps» jusqu’au 23 oct. au Poche Genève, www.poche---gve.ch
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