Nouveau romanUne histoire de fils sur trois échiquiers
Dans «Le coup du fou», l’Italien Alessandro Barbaglia évoque le souvenir de son père disparu, l’«Iliade» et le match Fischer-Spassky de 1972.

Un fils se souvient du jardin familial. Gamin, il joue sous la table de pierre où son père psychanalyste et ses potes devisent avec ardeur. Un nom se fiche dans sa mémoire: Bobby Fischer. Bien plus tard, cet enfant, devenu narrateur du «Coup du fou», quatrième roman d’Alessandro Barbaglia – qui ne cache pas que cet enfant et lui ne font qu’un – cherche à comprendre son géniteur, disparu trop tôt, à la lueur de ce talisman échiquéen, l’un des plus étranges champions du monde de l’histoire des échecs.
L’écrivain italien a très bien potassé son sujet et connaît le joueur américain sur le bout des doigts. Il en dresse un portrait insolite, du gamin renfermé qui apprend le jeu en autodidacte et devient une supernova de l’échiquier, à l’homme vieillissant et controversé, aux déclarations antisémites (malgré ses origines juives), apatride passablement psychotique et buveur compulsif de lait sucré. Mais le propos de Barbaglia n’est pas de proposer une énième biographie du champion, même condensée.
«Souviens-toi de ton père»
Focalisé sur l’épisode le plus mythique de la carrière de Fischer – son match pour le championnat du monde contre Boris Spassky en 1972 à Reykjavik – l’auteur tresse un récit très personnel sur cette rencontre transformée en affrontement Est-Ouest. «Souviens-toi de ton père», déclare le roi Priam à Achille au chant XXIV de l’«Iliade». L’originalité du «Coup du fou» tient précisément dans sa façon d’entremêler l’évocation paternelle, le match de 1972 et les deux plus fameux héros de l’«Iliade», Achille et Ulysse, respectivement associés aux deux joueurs, l’Américain et le Soviétique.

Avec un humour et une tendresse auxquels son sens de l’oralité confère des notes rafraîchissantes, Barbaglia jongle donc avec de belles pièces. Le fameux match constitue le premier échiquier de son récit, autour duquel virevoltent les évocations de son père et celles d’Homère. Malgré sa légèreté réjouissante et la foultitude d’anecdotes qu’il charrie, son récit combinatoire touche à des cases indicibles, ces moments vagues et douloureux où l’on cherche à dépasser une limite interdite. La perte précoce d’un père que l’on ne retrouvera pas. Une victoire synonyme de fin de partie beckettienne. Un monde de héros dissous en mirages.

On regrettera juste une maladresse de traduction qui énonce «pat» la «partie nulle» – confusion qu’entretient l’italien mais pas le français. Et l’on signalera que Bobby Fischer (1943-2008) apparaît aussi dans «Le Pion» de Paco Cerda (Éd. La Contre Allée), invoqué par l’écrivain espagnol au gré d’une partie jouée – et perdue – par Arturo Pomar, premier grand maître de l’Espagne cajolé par le franquisme…
«Le coup du fou», Alessandro Barbaglia, Éd. Liana Levi, 124 p.
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