C’était à Shiraz, un soir de janvier 2015. Je n’étais pas encore journaliste, pas même encore diplômé, et je parcourais l’Iran du nord au sud en compagnie d’un ami. Nous nous étions fixé une règle: ne jamais dormir à l’hôtel. Grâce à l’un de ces miracles dont internet a le secret, nous dormions donc chez l’habitant et multiplions les rencontres. Chacune, à sa manière, peignait le portrait d’un peuple dont la culture n’a d’égale que l’hospitalité.
Ce soir-là, donc, nous logions chez Ahmad, 30 ans, un libraire à la barbe déjà blanchie. Il avait invité ses amis, une bande de jeunes poètes échevelés, à venir dîner avec nous. Alors que la nuit persane filait au-dessus de nos têtes, nos hôtes nous racontaient leur participation au Mouvement vert, un immense soulèvement postélectoral qui avait secoué le pays en 2009. La répression avait fait au moins 100 morts parmi les manifestants. Quatre mille autres avaient été arrêtés.
«La peur a repris ses droits et les manifestations ne sont plus que sporadiques»
Ahmad était de ceux-là. Dans les geôles du régime, il avait été copieusement torturé. Après lui avoir méticuleusement brisé les membres à coups de barres de fer, l’un de ses bourreaux avait fini par lui enfoncer une bouteille d’alcool dans le rectum. Puis il avait été relâché. Mais son insouciance et sa santé, elles, s’étaient envolées pour toujours.
Empli des certitudes de celui qui n’a jamais été confronté à la violence qu’à travers un écran ou les pages d’un livre, j’ai alors demandé: «Si votre gouvernement commet de telles ignominies, alors pourquoi ne pas prendre les armes?» Je garde toujours intacte sa réponse: «En 1979, nos parents ont utilisé la violence pour faire leur révolution. Ce fut une immense erreur dont nous payons encore les conséquences. Nous renverserons ce régime un jour, mais nous le ferons par la non-violence. Il n’y a que sur cette base que l’on peut rebâtir un pays.» Quitte, d’ici là, à subir la torture ou à tomber sous les balles des snipers.
Pas de miracle
Sept ans plus tard, alors qu’éclatait la révolte née de l’assassinat de Mahsa Amini, je gardais en tête cette nuit de 2015. Une fois de plus, la jeunesse iranienne se soulevait. Une fois de plus, elle jurait de tenir la rue jusqu’à la chute du régime. Et, pour la première fois, les femmes guidaient la foule. Mais une fois de plus, les révolutionnaires restaient fidèles à leur serment de non-violence. Alors une fois de plus, le régime des mollahs a raflé, torturé, exécuté et empoisonné.
Selon diverses ONG, plus de 500 manifestants ont été tués depuis septembre dernier. Près de 20’000 autres ont été arrêtés, et plusieurs dizaines d’entre eux ont ensuite été condamnés à mort. La peur a repris ses droits sur l’Iran, et les manifestations n’y sont plus que sporadiques. Ainsi va donc la tragédie du peuple iranien: trop clairvoyant pour ne pas voir la tyrannie qu’on lui impose, trop épris de liberté pour rester silencieux. Depuis mon passage à Shiraz, je crains qu’il soit aussi trop idéaliste pour parvenir à briser ses chaînes.
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La rédaction – Une fois de plus, la violence prévaut en Iran
Le régime des mollahs a fini par mater la révolte née de la mort de Mahsa Amini. L’idéal de non-violence qui anime la rue iranienne n’y est pas étranger.