Une étoile tourmentée s'est éteinte
Alpiniste d'exception, Ueli Steck est mort en tentant l'ascension de l'Everest par un itinéraire difficile. Un géant controversé s'en va dans l'accomplissement de sa passion, avec ses secrets.
Certains voyaient dans ses ascensions des « œuvres d'art » ; d'autres mettaient en doute quelques-uns de ses exploits les plus retentissants parce qu'il refusait obstinément de les documenter, ce qui semble indéfendable à l'ère du GPS et de la caméra digitale ultralégère. L'alpiniste bernois Ueli Steck ne laissait personne indifférent. Il suscitait beaucoup d'admiration ; il dérangeait aussi dans le cercle étroit des meilleurs alpinistes du monde où il s'était propulsé à la faveur de ses solos ultrapides. Ueli Steck, surnommé la « machine suisse », était un personnage difficile à cerner, un alpiniste complexe, une étoile tourmentée.
L'Everest, qu'il voulait gravir sans oxygène par un itinéraire d'une grande difficulté, aura été sa dernière course. Dimanche 30 avril, Ueli Steck a chuté dans des circonstances encore non expliquées. Son corps sans vie a été retrouvé au pied d'une face et conduit en hélicoptère à Lukla, a annoncé le Himalayan Times, citant le Département népalais du tourisme.
« Erhard m'inspire. J'ai accepté sa mort car je mène le même genre de vie que lui. Je sais que la même chose peut m'arriver. Mais la montagne me rend trop heureux »
A deux jours près, l'accident mortel survient à la même date que celui qui emportait il y a six ans, le 28 avril 2011, Erhard Loretan. Le Gruérien était l'idole du Bernois. « Erhard m'inspire. J'ai accepté sa mort car je mène le même genre de vie que lui. Je sais que la même chose peut m'arriver. Mais la montagne me rend trop heureux », me confiait Ueli Steck en mars 2014, à son retour de l'Annapurna.
Ce printemps, Ueli Steck, 41 ans, s'était préparé intensément, méthodiquement selon son habitude, à un projet que la scène himalayenne suivait avec beaucoup de curiosité. Il allait s'attaquer, depuis le camps de base de l'Everest, au Toit du monde par l'arrête ouest, suivre le couloir Hornbein que plus personne n'a parcouru depuis le premier passage en 1963, descendre ensuite par le col sud (la voie normale) puis tirer sur le Lhotse et relier cet autre géant (8516 m.).
Un passage par la «zone de la mort»
Cette traversée implique de prolonger le temps passé dans la « zone de la mort », au-dessus de 7500 mètres. Un projet extrême, donc, qui peut être comparé à la traversée de l'Anapurna que réussit Erhard Loretan en 1984 . Faisant cordée avec le guide grison Norbert Joos, il avait gravi le sommet (8091 m.) par l'arète est, traversé la faîte du massif de l'Annapurna avant de redescendre par la face nord : une première saluée à l'époque comme une «ascension révolutionaire».
Pour devenir une étoile de l'alpinisme international, il faut de grands dons naturels. Ueli Steck les a très jeune. A 17 ans, alors qu'il brille en hockey sur glace, il se met à grimper et franchit des hauts niveaux de difficultés presque sans entraînement. Quand il abandonne sa patinoire de l'Emmental pour la glace vive des plus grandes faces alpines, il se livre à un entraînement intensif et scientifique. Il se fait accompagner par un préparateur du Centre national de Macolin. Il apprivoise la souffrance en travaillant sa force et son endurance. Le géant des pionniers de l'himalaymse, Reinhold Messner, a salué le physique extraordinaire du Bernois: « Ueli Steck a fait de l'alpinisme le terrain de la performance sportive. Du point de vue de la condition physique, il a surpassé tout ce qui a été accompli avant lui. »
Un incompris?
Ueli Steck pulvérise les records de vitesse à la face nord de l'Eiger, sa montagne fétiche, qu'il gravit en solitaire et en volant par dessus les difficultés. En 2007, mettant la barre sous les trois heures (2h47), il devient une star mondiale. La vitesse, c'est sa recherche à lui, sa valeur ajoutée à l'alpinisme contemporain. On aime ou on n'aime pas. On admire ou on trouve ça exagéré, un peu vain. Le fait est que Ueli aligne des performances que personne n'a jamais imaginées possibles. Cela suppose non seulement une condition physique parfaite, mais aussi un engagement psychique total. Évoluant en solitaire, le plus léger possible, donc sans matériel pour s'assurer, l'alpiniste prend absolument tous les risques. Un faux pas et c'est la chute dans le vide, la mort assurée.
« Je suis le seul à savoir si les risques que je prends sont démesurés par rapport à mes capacités.» Ueli Steck répétait ce message dans toutes ses conférences, tous ses entretiens avec la presse, il l'écrivait aussi dans ses livres. Il avait le sentiment d'évoluer comme un extraterrestre. Je me souviens de notre long entretien sur sa manière de concevoir l'alpinisme : « Peu de gens comprennent ce que je fais, pourquoi je le fais. » C'était dit sans fierté, sans passion, sans acrimonie. Le regard énigmatique, la voix grave, une économie de mots, des émotions toutes intériorisées, ainsi était Ueli face aux profanes de la montagne.
Des exploits sans témoins
Il multiplie les records de vitesse dans les Alpes, sur les plus grands itinéraires. Bien sûr à la face nord du Cervin et à celle des Grandes Jorasses. C'est le début de la controverse. Des doutes s'expriment. Le Bernois se voit reprocher de ne jamais convier un témoin qui pourrait authentifier l'exploit. Il refuse lui-même de documenter son exploit par un GPS qui certifierait l'itinéraire suivi et le temps établi. Une certaine incompréhension se cristallise à l'égard de son obstination à se justifier en convoquant les grandes valeurs : sa liberté, la pureté de son approche de la montagne. « Je fais ces solos pour moi, je ne veux pas me mettre la pression. » Bien, lui répliquent les sceptiques, mais ensuite les sponsors s'en servent et lui vit de leur générostié. Il y a comme un malaise.
Logiquement, Ueli Steck transpose le solo intégral et ultra rapide en Himalaya. Sa créativité, c'est de tenter l'impossible, de reculer les limites. Les faces en Himalaya sont plus hautes, plus complexes et plus inaccessibles que les plus grandes faces des Alpes. Il aime par dessus tout cet environnement vertigineux et hostile.
Son ascension éclair de la face sud du Shishapangma (avril 2011) marque les esprits. Puis, c'est l'exploit XXL, le Graal : en octobre 2013, son solo intégral en 24 heures à la face sud de l'Annapurna sidère la communauté des alpinistes. Cette ascension était devenue son obsession. C'est Erhard Loretan qui lui en avait parlé alors qu'ils avaient grimpé pour la première fois ensemble en Himalaya, au Jannu, non loin de l'endroit où le corps du Bernois a été retrouvé dimanche.
« Plus jamais »
La troisième tentative dans la face impossible de l'Annapurna sera la bonne. Le chœur des experts canonise cette première. L'exploit lui vaut son deuxième Piolet d'Or, distinction majeure de l'alpinisme extrême. Les éloges se multiplient, saluant une ascension pour l'Histoire : une nouvelle étape est franchie, comme la première ascension sans oxygène de l'Everest par Reinhold Messner en 1978.
«Je n'avais jamais pris autant de risques, les conditions excellentes ont joué en ma faveur », raconte à son retour un Steck incrédule. Le rêve accompli, le vide s'installe. Le Bernois fait une dépresssion. «Je suis allé trop loin à l'Annapurna. J'ai accepté de mourir. Cette sensation, c'est fou…» Plus jamais, a-t-il promet-il à sa compagne, Nicole. A ses amis, aux journalistes qu'il rencontre, il le dit aussi, un sourire énigmatique aux lèvres. Il croit surtout qu'il ne pourra jamais faire mieux, et c'est une souffrance.
Des doutes sur ses exploits
Il n'a pas prévu que son retour de l'Annapurna sera si difficile. Après le choc devant l'exploit, la critique enfle dans le milieu de l'alpinisme extrême. Une fois encore, Ueli Steck n'a pas présenté de photo du sommet (il dit avoir perdu son appareil dans une petite avalanche pendant l'ascension). Aucun point d'ancrage ne sera jamais retrouvé aux deux ou trois passages clef qu'il dit avoir franchis. La cordée de deux alpistes français qui refait la voie peu après lui ne trouvera aucune trace. Le doute grandit. L'hypothèse du mensonge revient régulièrement, en sourdine. Ces deux dernières années, des amis alpinistes lui ont témoigné qu'ils ne le croyaient plus. Il a dû en être affecté, mais il n'en montrait rien. «Je me suis dit qu'au fond ce n'était pas du tout important. L'essentiel est que je sache, moi, ce que j'ai fait.»
La meilleure réponse aux doutes était de réussir un nouvel exploit de niveau comparable. La traversée Everest-Lhotse avait cette dimension. Dans un de ces derniers posts, Ueli Steck, en acclimatation, disait avoir une forme éblouissante. Il affichait son plaisir à bouffer du dénivelé, faisant l'aller-retour entre le camps de base à 5600 mètres et la cote 7000 mètres dans la même journée. Le destin l'a rattrapé alors qu'il vivait intensément sa passion. Un alpiniste d'exception s'en est allé, avec sa joie et ses tourments, sa vérité et ses secrets.
Cet article a été automatiquement importé de notre ancien système de gestion de contenu vers notre nouveau site web. Il est possible qu'il comporte quelques erreurs de mise en page. Veuillez nous signaler toute erreur à community-feedback@tamedia.ch. Nous vous remercions de votre compréhension et votre collaboration.