Un eldorado nommé agar, oud, gaharu ou jinkoh
Derrière les fumées du bois noir des cheikhs, un négoce séculaire miné par les trafics.

Tous ceux qui le touchent rêvent de faire fortune. Sauf que personne ne sait combien rapporte cet arbre malade originaire de la jungle d'Assam, appelé agar, oud, gaharu ou jinkoh. Souvent négociée plus de 30'000 dollars le kilo – le prix d'un lingot de platine –, l'essence tirée de son cœur résineux fait tourner la tête à toute la parfumerie occidentale. Mais tout ce qui sent le bois brûlé n'est pas oud. «Cela va de très rares pièces de bois résineux noir dont l'essence dépasse les 35 000 dollars le kilo, à celles, bas de gamme, tirées du bois jeune fermenté des plantations – le boya – valant moins de 3000 dollars et produit par dizaines de tonnes», décrit Dominique Roques, responsable des achats de produits naturels au sein de la multinationale genevoise Firmenich.
L'engouement récent du grand public pour cette odeur puissante conduit multinationales, financiers et hommes d'affaires de tout crin à s'aventurer dans des circuits opaques dominés par quelques négociants indiens, avatars orientaux des diamantaires d'Anvers. Ceux naviguant dans son sillage ont tous une anecdote de prince saoudien prêt à poser un quart de million pour une fiole de 10 ml d'une essence noire et épaisse comme du mazout. Depuis des siècles, tout ce qui sent le bois d'agar rapporte. Une magie orientale qui se vérifie au rayon parfumerie: l'inscription «oud» sur des flacons griffés Tom Ford leur permet d'afficher un prix quatre fois supérieur à celui d'une eau de toilette classique.
Un quart de million pour une fiole de 10 ml d'une essence noire et épaisse comme du mazout
Le bois d'agar brut, que la pharmacopée chinoise dévore, s'échange de son côté autour de 7500 dollars le kilo. Ce qui le rend cinq fois plus précieux que le santal ou cinq cents fois plus prisé que l'ébène.
Plante en voie de disparition
La mystique du oud tient à son origine, résine odorante secrétée en leur cœur par des arbres se défendant contre une infection. Chacun de ces aquilaria ou de ces gyrinops – les espèces les plus courantes – repéré dans la forêt, ou en bordure d'un village, peut receler un trésor noir. Ou pas. Car moins d'un sur dix tiendra la promesse du oud. Et pour connaître sa vérité, il faut l'abattre. Mais peu importe. La traque des arbres sauvages dans toute la jungle d'Asie du Sud-Est leur vaut de figurer depuis 1995 sur la liste de la CITES, l'agence basée à Genève qui contrôle le commerce des espèces menacées d'extinction.
Le palliatif? Des plantations dans lesquelles les arbres sont piqués et infectés. Retour à Genève. «Quand nous avons commencé au Royaume-Uni en 2007-2008, personne n'avait entendu parler de ces arbres», se souvient Gary Crates, patron du siège européen d'Asia Plantation Capital. Basé à Kuala Lumpur, ce groupe règne sur plus de 150 plantations en Thaïlande et en Malaisie. Il propose à ses clients d'acheter pour 24 000 dollars un «bloc» de cent aquilaria, «certifiés CITES», qui seront coupés entre sept et quinze ans. Depuis 2008, les souscripteurs intéressés lui ont ramené près de 200 millions de dollars. Le calcul? Chaque arbre permettra de distiller autour de 20 ml d'huile de oud. «Sa qualité lui permet de se négocier l'équivalent de 27 500 dollars le kilo», assure Gary Crates, qui esquisse des revenus entre 480 et 640 dollars par arbre.
Engouement pour le bois fumé
Les documents fournis par Asian Plantation Capital, qui négocie actuellement la fourniture d'un géant des fragrances, estiment entre 6 et 12 milliards de dollars les achats annuels mondiaux de bois d'agar. A titre de comparaison, cette manne représente entre deux et cinq fois la valeur des huiles essentielles et des végétaux importés par la totalité de l'industrie cosmétique européenne. Ce qui conduit ce groupe forestier, fondé par un Britannique il y a quinze ans, à en multiplier les déclinaisons.
Lancée il y a un an en Europe, la maison de parfums rares Fragrance Du Bois affiche ainsi ses flacons de 50 ml à 450 francs dans sa boutique genevoise. «La clientèle moyen-orientale nous demande déjà des copeaux de bois à faire brûler et nous nous préparons à son arrivée en masse l'été prochain», confie Charlotte Médigue, ex-Miss Suisse Romande en charge de la marque dans le pays. Contacté, le gérant de la parfumerie Al-Rania Oud, nichée à l'entrée de l'hôtel Kempinski – un des refuges estivaux de la clientèle du Golfe –, refuse en revanche d'évoquer ses affaires.
Asia Plantation Capital est également à l'origine de Oud Essentials, une gamme de cosmétiques lancée en avril prochain en Asie. La fabrication en est confiée aux laboratoires Cosmotec à Vouvry. «Les soins pour la peau reviennent aux produits naturels, le oud y apporte un facteur de rareté auquel nous ajoutons la référence Swiss made», décrit Jean-Marc Dufat, responsable de la marque. L'essence intégrée dans ces sérums vendus 200 euros les 30 ml «provient des fermes durables du groupe, garantes d'une traçabilité et d'une qualité totale», décrit ce spécialiste de la galénique.
Du cœur d'agar à la lessiveuse
Une insistance destinée à estomper la face sombre du oud. Selon le registre Trade Map, le commerce mondial des seuls copeaux et poudre de bois d'agar représentait en 2012 quatre fois les cargaisons légales déclarées à l'agence CITES. A 7500 dollars le kilo, la ligne jaune est vite franchie.
«Les connaisseurs sont prêts à payer des sommes extravagantes pour du bois sauvage, ce qui a provoqué une ruée de prospecteurs dans les forêts», alerte l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) dans un rapport retentissant sur le trafic des espèces sauvages, publié l'an dernier. Cette contrebande reste largement invisible. Entre 2005 et 2014, les saisies de cargaisons illégales n'ont pas dépassé 35 tonnes, alors que le seul commerce autorisé dépassait les 10 000 tonnes. Les Nations Unies évoquent un «trafic de fourmi», le bois et son essence étant acheminés par les passagers des vols commerciaux.
Dans un rapport à paraître sous peu, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) appelle, de son côté, à vérifier scrupuleusement «les quantités importantes revendiquées par les plantations». Et ce, en raison du risque «de blanchiment de bois sauvage, qui pourrait être écoulé par des exploitations légales, et par conséquent intégrées dans des entreprises préparant le produit final», prévient Lorena Jaramillo, économiste au sein de cette agence genevoise des Nations Unies. Travaillant depuis seize ans sur le sujet, cette spécialiste anime BioTrade, un programme aidant 5 millions d'exploitants des pays du Sud à vendre, de manière encadrée, les produits tirés de leur biotope local.
L'arbre au trésor du Bangladesh
Ces soupçons viennent compliquer les filières d'approvisionnement des industriels. Et de leurs fournisseurs. Firmenich vient de s'allier à Jalali Agarwood, à Sylhet au Bangladesh, berceau historique du oud. Le numéro un mondial de la fragrance fine sera le distributeur exclusif de ces essences exceptionnelles pour la parfumerie occidentale, dont les besoins annuels sont estimés à «plusieurs dizaines de kilos» par an, estime Dominique Roques, responsable de ces approvisionnements. Jusque-là, le oud acheté par le groupe provenait du Laos.
«Entre les arbres des plantations exploités dès 8 ans et la quête en forêt d'un arbre menacé d'extinction, nous avons trouvé Jalali, qui replante 20 arbres pour chaque tronc utilisé» poursuit ce passionné. Qui décrit comment, depuis des générations, les paysans du Bangladesh développent une sylviculture responsable, répertoriant des dizaines de milliers d'arbres plantés au cœur de la forêt ou aux abords des villages. Des troncs abattus après quarante ou cinquante ans, comme le seraient les essences nobles d'une forêt européenne. Un patrimoine rare. Ainsi, dans tout le Vietnam, un million d'aquilaria poussent dans les jardins, à l'état semi-sauvage. Soit à peine deux fois le nombre de chênes peuplant, par exemple, les forêts helvétiques.
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