Alors que la France s’embrase sur la réforme des retraites, que les trois piliers helvétiques espèrent une embellie boursière pour compenser la saignée de l’année passée, un économiste japonais – mérite-t-il vraiment ce nom – propose de dépoussiérer «la solution finale». Face au vieillissement galopant de la société japonaise, il voit la solution dans le suicide collectif des aînés. Comme au temps des kamikazes, il en appelle au sens du sacrifice au nom de la sauvegarde de l’économie, de la patrie et de sa culture.
En 1996, Viviane Forrester, essayiste disparue peu après, publiait «L’horreur économique». Elle y avertissait que la quête de toujours plus d’efficacité, dépourvue de toute autre considération, va déboucher sur les velléités d’élimination des «centres de coûts», c’est-à-dire des improductifs – personnes âgées ou chômeurs de longue durée. Ce que V. Forrester entrevoyait comme une catastrophe civilisationnelle, Yusuke Narita le propose comme solution pour maîtriser les tendances démographiques et sauver le système japonais de sécurité sociale. Si l’on en croit Google, Y. Narita est professeur assistant à l’Université de Yale. Il a défendu ses idées dans les colonnes du «New York Times» – ce n’est donc pas un ragot. La proposition a provoqué une vague de réactions outragées, mais aussi quelques commentaires moins défavorables. Le glissement annoncé par V. Forrester serait-il en route? Car ce qui était inimaginable – et surtout indicible – hier devient audible aujourd’hui.
Cette anecdote appelle trois commentaires. Primo, il ne faut certes pas sous-estimer le vieillissement, qui conduit inexorablement toute société vers l’appauvrissement, et à très long terme vers sa disparition. Il est donc indispensable de mettre en place à temps des politiques pour le contrecarrer, notamment les politiques natalistes et d’immigration.
Secundo, il y a une limite matérielle à la charge que les productifs peuvent supporter au bénéfice de ceux qui ne le sont pas: enfants, jeunes et personnes âgées confondus. Ainsi, et pour simplifier, plus le nombre des plus âgés est grand, moins il y a de ressources économiques disponibles pour les enfants et les jeunes. Le vieillissement contribue donc indirectement à la baisse du taux de fécondité. La croissance peut certes atténuer cette évolution.
Tertio, ce n’est pas parce que le Japon est dans une posture difficile qu’il peut se permettre de transiger sur l’essentiel: les valeurs fondamentales de notre civilisation, notamment le droit imprescriptible à la vie de toute personne. Comment faire pour que le spectre de l’eugénisme entrevu dans «L’horreur économique» continue à retentir comme un avertissement sans jamais devenir une option politique? Cela d’autant plus que, durant la pandémie, des idées similaires ont été articulées par des économistes, calculs à l’appui, pour proposer une prise en charge sélective selon l’âge. L’enjeu est brûlant et essentiel. On devrait commencer à humaniser les formations économiques en imposant leur ouverture à l’éthique et à la philosophie avec à la clé une charte déontologique. C’est peu, mais ce serait un pas, et il est à notre portée.
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Regard éco – Un dangereux dérapage au Japon