Création événementTiago Rodrigues, à la conquête de l’impossible
Le Tout-Genève s’est donné rendez-vous mardi à la Comédie pour découvrir en primeur une coproduction européenne sur le métier d’humanitaire.

«Je n’aime pas le théâtre; je trouve ça ennuyeux!» commence par balancer en anglais la codirectrice de la Comédie. Sur l’immense plateau de la grande salle, qui présente une non moins imposante tente de réfugiés en guise de scénographie, elle s’adresse comme spontanément au public, les yeux dans les yeux. Mais Natacha Koutchoumov ne parle évidemment pas en son nom: la comédienne a été enrôlée par Tiago Rodrigues, l’un des metteurs en scène fétiches de sa programmation, pour interpréter l’une des dizaines de travailleurs humanitaires interviewés pour les besoins d’une création choc, «Dans la mesure de l’impossible» – la dernière du Portugais avant sa prise en main des commandes avignonnaises.
Aux côtés de Natacha Koutchoumov, le Genevois Adrien Barazzone se dit pour sa part surpris de voir «tant de monde» présent aux entretiens. Leur compatriote Baptiste Coustenoble, lui, se montre «d’accord pour les enregistrements» tout en insistant: «Nous ne sommes pas des héros.» La Lisboète Beatriz Brás, enfin, a pris du retard. Elle déboule en catastrophe pour répondre aux questions que s’apprête à lui poser l’équipe de production d’une pièce en cours de gestation: celle-là même à laquelle assiste le public, endossant tacitement le rôle de l’interrogateur curieux d’en savoir plus sur l’aide humanitaire.

La mise en abyme n’est de loin pas le seul trait de génie dont fait preuve Rodrigues dans cette œuvre maîtresse appelée à tourner tout soudain dans les plus prestigieux théâtres européens. L’excellence des comédiens, dont chacune des spécificités personnelles a été soigneusement intégrée aux partitions, ne suffit pas non plus à justifier sa réussite. Pas plus que le parti pris si bien inspiré de taire le nom des lieux où les délégués du CICR ou de MSF vont en mission, pour leur préférer un partage du globe en deux régions géographiques – celle du «possible» (en gros, le Nord) et celle de cet «impossible» (le Sud) que les ONG essaient, en vain, d’incorporer à la première.

Si l’idée de la bâche XXL qui se mue en rideau de théâtre révélant peu à peu le personnage central de la pièce – le prodigieux musicien portugais Gabriel Ferrandini – tient de l’œuf de Colomb, ni son ingéniosité ni son ingénuité n’expliquent non plus à elles seules le succès de l’entreprise. Ni même le jeu net et mat, intérieur et implacable du divin batteur, durant de longs solos réfractant les fracas à la fois du monde et du corps qui l’endure.
«Je n’aime pas le théâtre; je trouve ça ennuyeux!»
Les humanitaires fournissent bien sûr l’essentiel de l’épopée. Tour à tour poignants, furieux ou poétiques, leurs témoignages composent sa substantifique moelle. Or, en soulignant la charge émotionnelle de ces récits, voire le sensationnalisme auquel le métier de délégué restera rattaché, Tiago Rodrigues en fait aussi le talon d’Achille de son colossal spectacle. «Nous avons veillé à ne pas tomber dans une sentimentalité qui voilerait la faculté d’empathie», confiait-il récemment dans nos colonnes. À cet impossible-là – rejeter le pathos – l’artiste ne s’est pas tenu de résister.
«Dans la mesure de l’impossible», jusqu’au 13 février à la Comédie. Diffusion du documentaire sur la création jeudi 10 mars à 22 h 45 sur la RTS, dans le cadre de l’émission «Ramdam».
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