Journées du cinémaSoleure en état critique
Juger les films, en bien ou en mal, est un métier qui se perd: au fil de sa semaine, le rendez-vous annuel du cinéma suisse interrogera les évolutions de cette pratique de l’expertise, entre autres thèmes féministes et écologiques.

Si le cinéma était un buffle, le critique de cinéma serait son pique-bœuf à bec rouge. Un drôle d’oiseau aussi indispensable que parasite, agrippé à son flanc ou juché sur sa tête, qui se nourrit de ses plaies autant qu’il le nettoie de ses écorchures et le fait beau. L’un et l’autre ont toujours vagabondé de concert, le gros bestiau s’accommodant des cris parfois perçant du volatile, qui un jour lui reproche d’avoir marché dans une bouse et, le lendemain, le félicite d’avoir si bien remué du col.
Mais l’écosystème change. Le numérique a ouvert les digues, les opinions sont partout au risque de la cacophonie. Que reste-t-il de la critique, de son exercice voire de son métier, à l’heure de cet éparpillement digital? Comment être audible et rassembler dans un monde où les films se consomment sur des écrans individuels, tendance surmultipliée par la fermeture des salles depuis une année?
Les Journées de Soleure ont mis la question au cœur de leur 56e édition, qui débute dès mercredi… en ligne. Au travers de conférences, d’échanges et de films interrogeant la création cinématographique sous l’angle de sa discussion, «Éloge de la critique» prendra des formes diverses, à suivre jusqu’au 27 janvier. Son curateur, Hannes Brühwiler, fait le point sur ses ambitions.
Avec un tel titre, on imagine qu’«Éloge de la critique» porte sur celle-ci un regard positif?
Tout à fait. C’est pour Soleure une façon de louer le travail des critiques, sans tomber dans la nostalgie d’une époque révolue. Il est vrai que la situation n’est pas bonne, cela s’est dégradé avec la crise: au cours de l’année dernière, il ne se passait pas deux semaines sans que l’on apprenne des postes supprimés, des budgets en chute libre, des espaces réduits, par exemple à la «Neue Zürcher Zeitung». Avant, chaque journal avait son critique à plein temps, c’était une vraie profession.
Pourquoi cet affaiblissement?
C’est une combinaison complexe. Évidemment, les réseaux sociaux jouent un rôle majeur: les critiques de toutes sortes sont partout en ligne, alors que la place dans les espaces traditionnels se réduit constamment. On n’est plus habitué à ce type de lecture, on est dans le monde du pouce levé ou baissé. De plus, l’offre est devenue pléthorique, notamment avec l’arrivée des séries et de la VOD, c’est très compliqué de sortir du lot. Tous ces changements sont en cours depuis vingt ans, on ne peut pas isoler une seule cause.
Des commentaires sur Allociné à Facebook ou Twitter, tout le monde donne aujourd’hui son opinion: cette ultradémocratisation est-elle un bien?
Question piège… Tout le monde a une opinion, c’est vrai, mais l’intérêt de la donner varie selon que l’on sait ou non la défendre. Ce ne doit pas être qu’une question de goût ou d’humeur. Il faut tenir une ligne, un certain code, cela s’apprend et ce n’est pas si simple. En ce sens, c’est un métier, même si gagner sa vie avec cela est devenu extrêmement difficile.
Autre nouveauté: affirmer ses opinions parfois divergentes de l’esprit des temps peut transformer plus encore la critique en sport de combat?
On risque de sacrés retours de bâton, oui, et plus seulement de ses pairs. On a plus de chances d’être lu par différents publics, de heurter des sensibilités, d’être contredit par des spécialistes – avérés ou non- du sujet que l’on critique. On a beaucoup d’exemples de fans qui répondent directement à la critique. On a même des acteurs qui le font! Russell Crowe a récemment répondu à un mec qui avait traité sur Twitter son film de 2003, «Master and Commander», de soporifique. Il a écrit que la jeunesse ne savait plus rester «focus», or il s’est avéré que le gars avait 60 ans.
En quoi la critique est-elle importante à la bonne santé du cinéma?
Je crois que c’est Godard qui a dit que s’il y avait des grands cinéastes, c’est parce que d’autres parlaient d’eux et de leurs films, qu’ils discutaient leurs œuvres et qu’eux-mêmes les discutaient en retour, ce qui leur permettait de se remettre en question et d’avancer. La vraie critique a quelque chose d’utopique, d’idéal, en tout cas de totalement constructif. Même négative, elle n’est jamais un pur exercice de démolition.
Comment la pandémie aura-t-elle un impact sur l’exercice critique?
Je ne parlerais pas de la critique après la crise du Covid mais après la crise des fondamentaux. Cette tendance est amorcée depuis vingt ans, la crise l’a juste «suraccélérée». Au-delà du cadre sanitaire, c’est une large réflexion et révolution autour du cinéma – sa création, sa consommation, ses valeurs, son économie, etc. La disparition de l’expérience sociale et totale d’une projection de cinéma change forcément le regard critique que l’on porte sur un film, parce qu’on ne le vit pas avec la même force quand on le regarde sur son écran d’ordinateur ou dans son salon. Soleure servira à discuter de cette situation et de ces questions avec tous les gens intéressés. Je ne m’attends pas à trouver des solutions toutes faites mais leur discussion sera évidemment passionnante.
56es Journées de Soleure, du 20 au 27 janvier, à suivre sur www.solothurnerfilmtage.ch
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