Sidérée par la radicalisation, la France tâtonne face à la menace
Des associations tentent de lutter contre la radicalisation djihadiste. Immersion à Nice, ville meurtrie par l'horreur du 14 juillet dernier. La tâche est immense, les résultats peu probants.
«La France a besoin de se rassembler. Ce pays qui nous a tant donné est en train de partir en miettes!» Latifah Charrihi (31 ans) nous accueille dans le parc du Château, sur les hauts de la ville de Nice. En contrebas, on aperçoit la mer bleue irradiante et cette magnifique promenade des Anglais où, le 14 juillet dernier, un camion assassin a fauché 86 vies. Sa mère Fatima (60 ans) a été la première victime de cet attentat terroriste. «Le choc, la douleur, l'incompréhension. Plus rien ne sera comme avant», explique-t-elle avec, dans la voix, l'émotion qui affleure. Car Latifah Charrihi s'est sentie doublement victime. On lui a arraché sa mère, «l'être le plus cher», et elle a été assignée coupable. Sur les lieux même du drame, la famille Charrihi a été insultée, invectivée, montrée du doigt. Car musulmane.
Sa sœur Hanane Charrihi en a tiré un livre témoignage poignant: Ma mère patrie. Face aux attentats, restons unis (Editions de La Martinière) est un cri d'amour envers sa mère et son pays, la France. Un plaidoyer pour la tolérance et la paix. «Ma mère patrie» est aussi le nom de l'association fondée par la famille Charrihi, qui veut promouvoir son message auprès des écoles, des familles et des institutions qui la sollicitent. Latifah Charrihi fera sa première intervention prochainement.
«Le fléau de la radicalisation peut toucher tout le monde. La plupart des familles musulmanes de France se reconnaissent dans notre démarche. Notre but est de dire aux jeunes: dans ce pays, on a besoin de toi, tu es nécessaire. C'est ton pays, apporte ta pierre à l'édifice.» Latifah Charrihi n'ignore rien de l'immensité de la tâche, ces mots d'apaisement faisant face à la méfiance de certains de ses compatriotes comme à la radicalité des salafistes minant les musulmanes de France.
La déradicalisation en question…
«On n'a pas de baguette magique, mais on a de bonnes pratiques!» Muriel Domenach évoque la problématique de la déradicalisation djihadiste. Cette ex-consule de France à Istanbul est la secrétaire du Comité interministériel de prévention de la radicalisation. Elle est au cœur du cauchemar dans lequel s'est réveillée la France et qui dure…
Pour faire simple, dans l'Hexagone, le terrorisme a fauché 238 vies depuis ces 7 et 9 janvier 2015 (attaques de la rédaction de Charlie Hebdoet de l'Hyper Casher) qui ouvrent la ronde macabre. Suivront, entre autres, les 130 morts du Bataclan et des terrasses parisiennes en novembre 2015 et les 86 morts du 14 juillet 2016 à Nice.
Plus de deux ans plus tard, le pays vit toujours sous le régime de l'état d'urgence. C'est évidemment un des thèmes brûlants de la campagne présidentielle. Car, à chaque attentat, l'opinion publique redécouvre que tous ou partie des assaillants sont Français. Des enfants de la république qui ont préféré l'obscurantisme de la violence islamiste aux lumières de l'idéal «Liberté, Egalité, Fraternité».
Plus de 11000 fichés et les revenants
Aussi, la France a mis en place un «centre de réinsertion et de citoyenneté» (pour l'instant en sommeil car inoccupé et dont l'appellation évite le terme de déradicalisation), des unités spéciales de suivi dans les prisons (désormais abandonnées), des missions de déradicalisation confiées à des associations (dont l'une a détourné l'argent) et misé sur la prévention par l'élaboration d'un contre-discours qui passe, entre autres, par le site Stop-Djihadisme et un numéro d'appel.
Mais le succès n'est pas éclatant. Malgré tout, Muriel Domenach, prudente, avance le chiffre de «2400 jeunes signalés et 1000 familles prises en charge. La prévention, c'est empêcher le basculement des jeunes et les rattraper avant qu'ils ne franchissent le pont.» L'état français met désormais la priorité sur les cellules départementales de suivi de la radicalisation. Manière de s'appuyer sur les 20'000 agents de la fonction publique, professionnels du social et du médico-social, formés sur cette problématique de la radicalité.
Et de mettre en perspective: «Avec les attentats, la France a vécu un traumatisme. L'Etat a dû mettre en place une réponse publique face à une société sidérée. On a beaucoup fantasmé sur l'idée de déprogrammation. Aujourd'hui, le fantasme ne se réalise pas. On est dans ce moment de frustration où les déçus et les sceptiques se rejoignent dans la jubilation du constat «Ça ne marche pas!» analyse Muriel Domenach dont la mission est de faire le tri entre les différentes initiatives.
Et le travail se révèle titanesque. Car quelque 1100 Français seraient partis en Syrie depuis 2012. Le plus souvent en famille. Plus de 200 ont été tués. Environ 700 seraient encore sur place, dont une moitié de femmes. Ces «revenants» s'ajouteront aux radicalisés restés en France. Et combien sont-ils? Selon le rapport du Ministère de l'intérieur, il y aurait 11 820 cas de radicalisation signalés. Soit 73% d'hommes, 27% de femmes; 35% de convertis, 17% de mineurs.
Ethniciser ou non le débat?
A Nice, le printemps est doux. Et, sur la promenade des Anglais, les fleurs desséchées témoignent encore du drame. Non loin, Anne-Laurence Halford et Benjamin Erbibou nous parlent en terrasse. Acteurs de terrain, ils travaillent pour l'Association Entr'autres qui «lutte depuis 2005 contre le délitement des liens sociaux» dans la région niçoise.
Comment prévenir de tels passages à l'acte? «Si on avait la solution, on la mettrait en œuvre tout de suite. Et l'Etat dégagerait les moyens nécessaires», expliquent-ils en chœur. Et de témoigner: «La carte de la radicalité se superpose avec celle des écoles coraniques. Avant, avec les enfants de l'immigration maghrébine, on était dans le questionnement du lien entre les deux cultures. Désormais, on est davantage dans la revendication communautariste», glisse Benjamin Erbibou.
La crispation est tangible
Ainsi, récemment encore, dans un lycée des Alpes-Maritimes, une pétition signée par 90 familles musulmanes exigeait une dérogation pour les cours de sciences et d'histoire. «Il faut alors apaiser tout en restant ferme sur le socle de l'école républicaine», expliquent les intervenants d'Entr'autres. Dounia Bouzar, longtemps mise en exergue comme «Madame Déradicalisation», n'est plus en odeur de sainteté depuis le tollé suscité par son travail avec le repenti Farid Benyettou, mentor des tueurs de Charlie Hebdo.
Dounia Bouzar reste fidèle à son diagnostic d'une radicalisation comme phénomène sectaire. «Avec la déchéance de nationalité, on a ethnicisé le débat. L'humeur est désormais à la vengeance…»
Possible ou impossible? Le débat sur la déradicalisation va durer longtemps. La menace, elle, c'est le présent. Comme le démontre la récente attaque avortée de Paris-Orly, le lendemain de notre étape niçoise.
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