Album singulierSaxophone et orgue: un mariage pour tous
Vincent Thévenaz et Vincent Barras croisent leurs tuyaux dans un troisième album fin et percutant.

On aborde cette histoire comme on accosterait un affront à la logique ou un pied de nez aux croyances immuables. Une poignée de doutes et de réticences, pour commencer donc. Et pour saisir les raisons de cette retenue préalable, il faut fermer les yeux et visualiser un orgue, dans son acception qui n’aurait cependant rien à voir avec des volumes domestiques, non. Il serait plutôt question ici d’un instrument démesuré, perché dans les hauteurs d’une cathédrale, armé de centaines de tuyaux, et pouvant en cela arroser les contrebas de secousses sonores redoutables et de flammes musicales dévastatrices. Bien. Imaginons à présent un autre instrument qui ne compte, lui, qu’un seul tuyau – un saxophone pour être précis – et faisons-le cohabiter avec le géant, dans un échange a priori improbable. On ne peinerait pas une seule seconde, en rouvrant les yeux, à comprendre qui dans cette opération serait le dominant et qui le broyé.
Un atelier rodé
Voilà pour la croyance toute faite. La réalité que montrent Vincent Thévenaz et Vincent Barras dit tout autre chose, qu’on pourrait résumer ainsi: ici comme ailleurs, la chèvre et le chou, le coq et l’âne, le poisson et le vélo peuvent cohabiter en toute harmonie. C’est ce que prouve depuis plusieurs années la paire établie à Genève, dénommée malicieusement Duo W, elle qui réitère aujourd’hui ce compagnonnage insolite dans un troisième album enjoué, percutant et subtile. Dans «Contrastes» – titre de l’opus – on croise ce que les deux musiciens mijotent depuis une quinzaine d’années déjà. À savoir un répertoire certes solidement ancré dans le paysage mais entièrement déconstruit et réinventé sous le souffle des instruments convoqués.
«Nous essayons de devenir des caméléons. J’aime qu’on me dise après un concert que dans tel passage, on ne savait plus qui des deux jouait quoi précisément.»
«On le sait, le catalogue de pièces conçues pour orgue et saxe est extrêmement maigre et, il faut le dire, un peu banal, relève l’organiste. Alors, très vite, dès les premières séances de travail après notre rencontre en 2005, nous nous sommes tournés vers ce que nous aimions, et nous en avons fait des arrangements personnels.» L’atelier du duo s’installe alors, il affine ses armes, huile ses engrenages et adopte des rituels qui font leurs preuves. Chacun dans son coin réécrit sa partie et confronte, dans des allers-retours incessants, le rendu de ses remaniements. Le verdict final arrivant à l’heure du partage sur instrument. Ou, dans certaines occasions, face au public, qui répond de manière parfois enthousiaste aux trouvailles conçues par les Vincent. «Il est arrivé en effet que certains morceaux soient apparus sur nos albums suite aux échos des mélomanes qui nous ont vus à l’œuvre», ajoute Thévenaz.
Pour «Contrastes», les choix artistiques se sont orientés vers un champ dégagé de toute cloison. Pas de chapelles donc, ni de dogmes musicaux inamovibles. Dans la liste des retenus se croisent du Bernstein et du Bizet, du Giovanni Bassano et du Piazzolla, ce qui donne au fond un sens aux intentions suggérées dans le titre. Ces soubresauts n’écartant pas pour autant le souci d’irriguer l’album de continuités et de cohérences. Prenez les mélodies Klezmer qui l’ouvrent, par exemple: elles se reflètent dans le «Kol Nidrei» de Max Bruch, qui leur succède, et se projettent plus loin encore, dans ces danses de la Renaissance écrites par Suzanne van Soldt et réélaborées par l’organiste Antonio Valente.
Devenir caméléons
L’unité sonore est aussi assurée par l’expression volontiers discrète de l’orgue, ce qui dégage le terrain au saxe et permet l’ouverture de sa grande palette dynamique. Ainsi, à certains endroits, on devine à peine sa présence, à travers le souffle délesté de notes et le cliquetis métallique des clés. Ailleurs, on le retrouve impérial, dans un fondu parfait avec son imposant complice, qu’il soit campé dans les tessitures du soprano, de l’alto ou du baryton. «Cette union est recherchée, explique Vincent Thévenaz. Avec le temps, nous essayons de devenir des caméléons, de nous glisser dans les textures de l’autre. J’aime qu’on me dise après un concert que dans tel passage, on ne savait plus qui des deux jouait quoi précisément.» Le signe d’un mariage réussi se niche là précisément, dans une complicité qu’on a crue improbable.
Duo W, Vincent Thévenaz (orgue), Vincent Barras (saxophones), «Contrastes», (Klarthe Records).
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