Théâtre Saint-GervaisRoland Vouilloz, sublime funambule de la condition humaine
Dans le monologue «Le Bizarre», le comédien prête sa grâce de plantigrade à un rôle écrit rien que pour lui par Fabrice Melquiot. A voir au 2.21 à Lausanne, après Saint-Gervais.

«J’ai pas mouru depuis longtemps. Si je ne meurs pas régulièrement, ça m’encombre.» Ainsi commence le monologue de celui qui se fera appeler Michel par la femme qu’il rêve de «couiller». Tout est là. Un être seul, tiraillé sans trêve entre Éros et Thanatos. Assis de profil, sous une douche de lumière, devant une audience qu’il sait présente, et attentive.
Aussi peu soucieux que possible des bruits de billes, des cliquetis, des borborygmes mentaux qui parasitent ses ruminations. Forcément «bizarre», vu sa façon de s’exprimer. Bizarre parce qu’individu. Tout est posé, d’accord. Ne manque que la chair qui viendra habiter cette charpente universelle.

Ce suc, c’est Roland Vouilloz. «Ça est Roland Vouilloz», pour reprendre la phraséologie de la pièce. «L’un des plus grands acteurs suisses» (le quinquagénaire valaisan sublime les planches comme les écrans depuis plus de trente ans), selon Fabrice Melquiot, qui lui dédie ce «Bizarre» sur mesure. Lui seul, avec sa coiffure de clown triste, pouvait, sans mimer ni cabotiner, donner vie à ce ratiocineur isolé, comme en quarantaine du reste du monde.
Un va-nu-pieds? Un cul-terreux? Même pas. Un philosophe brut – comme on dit «art brut» –, un agoniseur à répétition suite au décès de sa petite sœur, enfant. Un qui affabule avoir rencontré sa «Punu» dans une allée de la Migros, cette «femme de droite aux flageolets en boîte». Et qui l’attend depuis, comme d’autres attendent Godot, sans trop y croire, tandis qu’«une chenille chatouille sa bourse en cherchant le chemin du cœur».
Mourir en attendant la mort
«Si tu meurs avant de mourir, tu ne mourras pas au moment de ta mort», lit-on en grec sur le fronton d’un monastère du Mont-Athos. L’idée d’une existence ourlée par sa propre fin hante la conscience humaine depuis toujours. Que l’époque contemporaine l’ait provisoirement bâillonnée, soit.
Toujours est-il que le dramaturge de Modane cherche moins l’originalité qu’un prétexte pour dévider sa talentueuse plume. Donnez-lui n’importe quel sujet, l’ancien directeur du Théâtre Am Stram Gram vous en tirera un poème. Ou deux, ou trois. À tel point qu’on guetterait en lui l’automatisme du faiseur.
«Une chenille chatouille ma bourse en cherchant le chemin du cœur.»
Heureusement, on est ici au royaume des arts vivants. Ce qui transporte donc, au-delà d’un texte éminemment savoureux, c’est la mise en scène toute en délicatesse que Jean-Yves Ruf voue lui aussi à Vouilloz, son comédien dans «La Panne» de Dürrenmatt en 2010. Et surtout le jeu concentré, à l’équilibre entre rires et larmes, d’un monstre sacré, ovationné à l’issue de la première, mardi à Saint-Gervais.
«Le Bizarre» jusqu’au 16 janvier au Théâtre Saint-Gervais, www.saintgervais.ch et au Théâtre 2.21 à Lausanne, du 25 au 30 janvier www.theatre221.ch
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