Interviewée le 13 juin au «19 h 30» (RTS), la conseillère d’État genevoise Fabienne Fischer, cheffe du Département de l’économie et de l’emploi, a déclaré: «On ne peut pas s’opposer aujourd’hui à l’économie de plateforme, c’est une réalité.» Cette affirmation mérite attention, car elle permet de contextualiser les soubresauts survenus au bout du lac après les deux arrêts du Tribunal fédéral (TF) du 30 mai 2022, portant, l’un, sur la société Uber CH (service de transport), et l’autre sur Uber Eats (livraison de repas).
Dans un communiqué de presse daté du 3 juin, le TF précise que la Cour de justice de Genève «n’est pas tombée dans l’arbitraire»: il existe bel bien une relation de travail entre les chauffeurs et la société Uber. Le statut d’indépendant doit respecter des conditions et, en la matière, force est de constater qu’Uber a essuyé d’importants revers: en France en 2019, au Royaume-Uni en 2021 et aujourd’hui en Suisse.
««Ubérisation» désigne la précarisation des emplois de la nouvelle économie de plateforme.»
La reconnaissance par la justice d’un lien de subordination entre la plateforme et ses chauffeurs va peut-être trouver une solution hybride avec le recours à des entreprises intermédiaires. C’est la solution que l’entreprise américaine a adoptée en Californie: maintien du statut d’indépendant des chauffeurs, mais octroi de compensations financières (revenu minimum, assurance santé, etc.).
Fondée en 2009, cotée en Bourse en 2019, la société est à l’origine du terme d’«ubérisation», qui désigne la précarisation des emplois de la nouvelle économie de plateforme. Uber doit aujourd’hui répondre à des attentes de régulation sociale qui ne sont pas dans son ADN. Le sociologue Patrice Flichy, dans un ouvrage de référence («Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique», Seuil, 2017), interpelle: «Le statut d’indépendant est-il imposé par les plateformes ou souhaité par les travailleurs?» Et de citer des études qui démontrent que pour une majorité des offreurs (ici: les chauffeurs), les plateformes constituent un travail ouvert, c’est-à-dire complémentaire.
Cette flexibilité et cette motivation d’autoentrepreneur sont bien souvent revendiquées et assumées. Toutefois, comme le relève Flichy, l’économie de plateforme, qui sert d’intermédiation entre utilisateurs (ou demandeurs) et offreurs en prélevant une substantielle commission, distingue deux catégories d’employabilité: la «classe créative» et les métiers de service. C’est dans cette dernière catégorie que se situent les chauffeurs, à l’instar d’une multitude de petits métiers qui ont été fragilisés par cette «économie du partage» ou «collaborative».
«Les récents événements genevois ont révélé le caractère disruptif et innovant pour les chauffeurs désireux de rester indépendants.»
Ces termes utilisés pour désigner les acteurs de ces plateformes font l’objet d’une analyse de plus en plus en critique en raison des dégâts sociétaux observés. Ces entreprises représentent un capitalisme de plateforme qui vise d’abord à user du flou juridique existant dans la plupart des États afin de contourner les régulations nationales au motif d’une maximisation des profits. On parle aussi de «capitalisme sans entreprise» pour désigner ce modèle d’affaires qui n’est pas rattaché à une localisation en particulier (nomadisme fiscal).
L’économie de plateforme et le travail ouvert numérique ont ainsi favorisé l’émergence d’individus désaffiliés qui n’ont pas un devoir de fidélité. Flichy observe que «le fait d’être indépendant offre aussi aux travailleurs des possibilités d’action». Le caractère monopolistique des plateformes de service est remis en question par les représentants des États qui ne veulent plus financer les externalités négatives générées par ce capitalisme jugé débridé.
Les récents événements genevois ont révélé le caractère disruptif et innovant pour les chauffeurs désireux de rester indépendants. Rien ne les empêche de créer ou de rejoindre une autre plateforme. C’est sans doute l’une des observations majeures de ce conflit: les relations au monde du travail à l’ère numérique nécessitent un nouveau compromis social. Le retour au salariat pour les uns, le recours à une solution hybride pour d’autres et l’invention d’une autre voie, via une plateforme plus locale et à taille humaine… en attendant les voitures électriques sans chauffeur.
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Chronique économie – Resocialiser l’économie de plateforme