Réguler le prix du livre sauvera-t-il les petits libraires?
Pour les uns, la nouvelle loi protégera mieux la diversité culturelle. Pour les autres, c'est une arme de plus aux mains des diffuseurs qui paralysent déjà le marché. L'éditrice Marlyse Pietri et Philippe Nantermod, vice-président des Jeunes PLR suisses, en ont débattu à deux jours de la votation

Pourquoi les livres sont-ils si chers en Suisse?
Marlyse Pietri (MP): Jusqu'au début des années 90, les prix étaient raisonnables. Ils ont commencé à augmenter en 1993, date à laquelle notre accord professionnel a été cassé. Jusqu'alors, tous les prix en Suisse romande étaient contrôlés, nous avions ce qu'on appelle un cartel. La notion fait frissonner tout le monde aujourd'hui mais cela protégeait le lecteur. La tabelle de change était constamment surveillée: chaque fois que l'écart entre le franc français et le franc suisse changeait, nous devions modifier nos prix. Quand le marché a été libéré, on a constaté que les prix augmentaient: tout le monde faisait comme il voulait! Et avec l'arrivée de la Fnac et de Payot au début des années 2000, la hausse s'est encore accélérée. Je milite pour cette loi depuis sept ans parce que pour éviter que les livres soient trop chers, il faut absolument un accord sur les prix comme ça existe en France ou en Allemagne.
Philippe Nantermod (PN): Actuellement, le prix d'achat pour les libraires est fixé par le diffuseur. Près de 80% des livres achetés en Suisse sont importés. Quatre importateurs se partagent le marché et tous appartiennent à une maison d'édition française. Les plus importants d'entre eux sont Diffulivre et OLF, tous deux en main de Hachette. Depuis des années, ces sociétés pratiquent des prix de voyous en Suisse en imposant des tarifs beaucoup plus élevés qu'à l'étranger. J'en veux pour preuve qu'Hachette réalise en Suisse 3% de son chiffre d'affaires mais 6% de son bénéfice: il se sucre sur le dos du consommateur helvétique.
La loi améliorera-t-elle la situation ?
MP: Oui. En fixant le même prix pour un même ouvrage partout, elle donnera à tous les livres leur chance et garantira la diversité de l'offre. Ensuite, Monsieur Prix devra surveiller et dénoncer les abus. Ainsi, nous aurons la même situation que dans presque tous les pays d'Europe.
PN: Certainement pas. Depuis quelques années, il existe une solution alternative à l'achat en magasin: Internet. On estime que 15% des ventes se font aujourd'hui par le commerce transfrontaliers en ligne, c'est-à-dire Amazon. Or la loi a notamment pour objectif de monter les prix d'Amazon, qui sont très accessibles, en particulier pour les jeunes et les petits revenus. On cassera ainsi cette concurrence qui a permis, l'année passée, de faire pression sur les importateurs pour qu'ils adaptent un petit peu leur tabelle suite à la chute de l'euro. La loi verrouille une situation de monopole des importateurs. Et je ne crois pas en l'intervention de Monsieur Prix: il n'est pas très actif sur les marchés où il est déjà compétent, comme par exemple celui des télécommunications.
En France le livre est réglementé depuis 30?ans, comment se porte le marché?
PN: Dans le rapport XERFI de l'année dernière, réalisé notamment pour le Ministère de la culture, il est dit que dans 5?ans, sur les 1500 librairies indépendantes, 1000 auront disparu. Prétendre que la régulation des prix a eu pour effet de maintenir ce tissu de petites librairies est faux. Les habitudes de consommation ont changé depuis le milieu des années 1990. Imaginer que parce que le prix sera unique, les gens qui ont l'habitude d'aller sur le net ou dans les grandes surfaces reviendront en petites librairies, est erroné.
MP: Ce ne sont que des statistiques, qui disent qu'il y a moins de points de vente. Certaines librairies généralistes ferment, certes, car elles n'ont pas trouvé leur public. Mais sur le terrain, on constate un réseau d'une grande vivacité. Par exemple dans le 3e arrondissement à Paris, une librairie travaille surtout le dimanche, car elle est près d'un marché. Il faut s'adapter à la clientèle et avoir des particularités. Et le prix fixe du livre a aussi amélioré l'offre des grandes surfaces, qui engagent de vrais libraires et font de beaux espaces où, en tant qu'éditrice, je peux vendre mes livres. Les difficultés sont plutôt dues aux évolutions technologiques, comme l'apparition du livre numérique et la concurrence d'Amazon.
Comment donner aux petits libraires les moyens de lutter ?
PN: Pas avec le prix unique en tout cas. Dans les pays qui le pratiquent, les petites librairies ferment à une vitesse effarante. En France, depuis 1997, la part de marché des librairies indépendantes a baissé de 30%. L'effet principal du prix unique a été d'exploser les marges de la Fnac. Un seul pays du monde a vu le nombre de ses petites librairies augmenter. C'est les Etats-Unis, où 600 nouvelles enseignes ont ouvert en 5?ans. C'est lié à des formes de services originales, comme l'impression à la demande. Si les petites librairies veulent s'en sortir chez nous, elles doivent se réinventer. Et si vraiment on veut sauver les librairies par une mesure étatique, il n'y a pas d'autre solution que de les subventionner! L'autre option c'est le lieu unique du livre, en interdisant la vente de bouquins hors des librairies…
MP: Quelle idée bizarre pour un PLR! La loi ne coûte rien et les librairies suisses ont encore un lectorat. Elles existent et ne vont pas trop mal. Nous sommes dans un pays où la culture du livre est particulièrement vivante. On disposait de l'un des tissus de librairies les plus important au monde, avec toute une tradition issue du protestantisme. Cette vie du livre est portée par les éditeurs et les libraires qui font de rencontrer livres et lecteurs. Ce n'est pas la même chose que de consulter un catalogue et de faire imprimer un bouquin. Et on n'est pas des idiots retardés: on utilise aussi les nouvelles technologies. Mais personne ne peut prédire aujourd'hui ce que le marché sera dans 15?ans. Est-ce qu'il y aura 50% de livre papier, 80%? On n'en sait rien! Pour le moment, le papier est très demandé et la Suisse ne doit pas devenir une petite dépendance de la France et de l'Allemagne qui, elles, ont la loi.
PN: Mais nous sommes déjà, aujourd'hui, une dépendance de la France! Puisque tous ceux qui fixent les prix appartiennent aux sociétés françaises.
Comment contrôler les prix de vente sur Internet ?
PN: Le Parlement a voulu inclure la vente en ligne dans la loi. Amazon applique le prix unique du livre dans tous les pays où il existe. Il va donc respecter la loi. Par contre, si une autre société ne se pliait pas aux règles, ce sera très compliqué à contrôler. Il faudra que cela se fasse à la frontière sur dénonciation et cela risque de coûter pas mal d'argent.
MP: En France cela fonctionne très bien. Cela s'opère sur la base des facturations, qui sont très ouvertes. Quant à Amazon, dans des pays où le prix n'est pas réglementé, comme en Angleterre, ils sont monopolistes, ont augmenté tous les prix et ont ruiné la branche. Il ne faut pas voir les choses à la petite semaine mais avoir une vision à 5 ou 10?ans.
PN: C'est justement ce qui m'inquiète. Amazon existe depuis 15?ans et il n'y a pas une société en Europe qui a été fichue d'offrir une concurrence sérieuse. C'est dramatique.
MP: Sur ce dernier point, je suis d'accord!
Le livre est-il un objet de consommation comme les autres ?
MP: Non, évidemment. Si même l'Unesco a affirmé que le livre devait être affranchi des règles du commerce international, ce n'est pas pour rien. On apprend avec un livre, il vous transmet mille façons de penser et de réfléchir au monde. Et tous les écrivains, par leurs histoires et leur imagination, font découvrir l'univers sans qu'on ait besoin de prendre l'avion ou le train. Ce sont des valeurs inestimables qui forment l'esprit. Si nous voulons rester une communauté qui pense, nous devons protéger le livre et dire que ce n'est pas une marchandise comme les autres. Parfois, lorsque j'entends mon contradicteur parler, j'ai l'impression qu'on discute de petites mallettes vides.
PN: Le livre est un bien culturel de consommation. Il s'achète, il se consomme. Pour les partisans de cette loi, dès qu'on prononce les mots de «marché» ou de «consommation», on dirait qu'on parle du diable. Le mieux qui puisse arriver aux livres, c'est d'être acheté, et par un maximum de personnes! Une politique culturelle ne s'adresse pas qu'à une élite mais à un maximum de gens qui peuvent acheter beaucoup de livres le meilleur marché possible.
Faut-il se passer des diffuseurs ?
MP: Non, ils sont indispensables. Une librairie reçoit la visite d'un représentant du diffuseur, qui expose la saison littéraire qui vient. C'est comme ça que le libraire est attiré par les livres et qu'il les propage et les vend. S'il n'y a pas de diffuseurs, la Suisse sera considérée par la France et l'Allemagne comme des DOM-TOM et ne recevra plus la visite des représentants.
PN: Je ne dis pas qu'on n'en a pas besoin. Mais les diffuseurs ne doivent pas être là pour prélever une taxe supplémentaire sur le dos du consommateur suisse. Car on constate que leur rôle n'est pas seulement de faire du conseil mais aussi d'encaisser de l'argent. Et davantage que ce à quoi ils ont théoriquement droit. La loi a été fabriquée pour bétonner dans le texte législatif une situation construite pour escroquer le lecteur helvétique en l'empêchant d'acheter des livres à des prix corrects à l'étranger.
Le dernier livre que vous avez aimé ?
MP: C'est un long roman, Le Livre du visage aimé, de Thomas Bouvier, fils de Nicolas.
PN: Je viens de finir les Mémoires de Jacques Chirac. C'est assez rigolo.
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