Quel monde offrons-nous à nos bébés?
Une société ivre de vitesse et de technologie bouscule certains processus de la petite enfance. Ce n'est pas sans risque.

Comment accueillons-nous nos bébés en 2018? Une société enivrée de technologie et de vitesse laisse-t-elle encore une place au temps long et à ce que la nature a de bon? La grossesse et les premiers mois de vie ont toujours intéressé la Dre Nadia Bruschweiler Stern. Pour les vingt ans du Centre Brazelton de Genève qu'elle dirige (lire ci-dessous), la pédiatre, psychiatre et psychanalyste a convié une douzaine d'experts universitaires, parmi les meilleurs dans leur domaine, à discuter, samedi, des risques créés par la révolution technologique.
«Une société souffrante»
Ebranlée par la façon dont le monde a changé en une quinzaine d'années, Nadia Stern relève qu'à côté de progrès réjouissants, d'autres sont plus ambigus. Tous marquent le bébé. La psychiatre s'en inquiète: «Nous fabriquons trop d'individus anxieux, instables, hyperactifs, obèses, dépendants des écrans, porteurs d'allergies multiples. Les personnes peinent à se construire et à cultiver leurs relations. Nous formons une société souffrante.»
Nous pouvons rectifier le tir, assure le médecin. «Dans ce moment-clé de la vie que représente la périnatalité, nous pouvons agir de manière très efficace et peu coûteuse.» Aux politiques et à nous tous, espère-t-elle, de le comprendre et de dégager les moyens d'une prévention active. Pour en poser les jalons, samedi, des spécialistes de diététique discuteront avec des psychiatres, des néonatologues, des allergologues, une ophtalmologue et même une chanteuse lyrique! Chacun interrogera «un monde dans lequel il suffit d'appuyer sur un bouton pour obtenir un résultat immédiat, en faisant l'impasse sur le processus de fabrication».
Tout contrôler?
Prenons la grossesse, ce moment auréolé de mystère: «Une nouvelle vie se construit, invisible, inaccessible. La future mère se replie sur ses sensations, développe son imaginaire en rêvant de son bébé.» Or, les techniques échographiques – extraordinaires pour les médecins – perturbent ce processus. Les parents découvrent des images parfois dérangeantes. «Le bébé n'est pas fait pour être vu à ce moment», note la psychanalyste. Le moment de l'accouchement est lui aussi bousculé, avec «l'explosion» du nombre de césariennes. «Le jugement moral ne m'intéresse pas du tout, relève Nadia Stern. Ce qui m'interpelle, c'est la volonté de contrôle qui fait perdre l'idée d'un processus dans lequel l'enfant et ses parents sont actifs. J'ai l'impression que l'on perd le chemin.» S'ajoute un aspect biologique: «Le tube digestif ne se colonise pas de la même manière si le bébé naît par césarienne.»
Certains pourraient craindre un discours pronature, alors que les progrès de la médecine permettent notamment d'atténuer la douleur. «Ce n'est pas du tout le propos; pour reprendre cet exemple, on peut dire que la douleur dépend aussi de la façon dont on y est préparée. Vu l'absence des grands-mamans et d'un réseau féminin bienveillant, les trois cours de préparation à l'accouchement sont insuffisants. La femme ressent davantage d'anxiété, redoute la douleur et recourt plus facilement à la césarienne», analyse Nadia Stern. Dans la même ligne, il sera question de l'excès d'hygiène. «Nous n'avons jamais fait autant attention à la propreté. Mais nos enfants sont de plus en plus allergiques! Nous devrions réfléchir à ce qui développe une immunité saine.» Dans un autre registre, mesurons-nous bien l'impact des écrans sur nos enfants? Quel exemple un adulte greffé à son téléphone donne-t-il? «Nous ne prenons plus le temps de rêver. Les enfants nous imitent. Ils ne s'engagent plus dans la démarche de construire, de jouer, pourtant essentielle pour le cerveau.» Car c'est l'expérience sensorielle, émotionnelle, interactive qui enrichit la relation humaine, rappelle la pédopsychiatre. Elle, qui a beaucoup promu le massage et le toucher, souligne que «l'autonomie se construit à partir d'une base de sécurité, dans le contact, la présence et la disponibilité.» Samedi, une chanteuse montrera ainsi comment on peut accompagner la voix de son bébé qui se met à babiller. «Par la présence, l'attention et les vibrations vocales partagées qui s'ajustent, le plaisir de se rejoindre dans un jeu, ces moments valent de l'or.»
Protéger l'enfance
Autre thème abordé: l'épigénétique. «On sait que le stress peut modifier l'expression des gènes dès la grossesse et durant les deux premières années. Dans certaines cultures, on ne peut dire à la femme enceinte que des choses agréables. Chez nous, elle travaille, court, lit les journaux. Elle doit rester performante. Ses états d'âme, elle peut les mettre de côté. Ce stress énorme est inadapté à la construction d'une autre vie, qui demande beaucoup d'énergie et de disponibilité.»
Bien loin de vouloir ramener les mères aux fourneaux, Nadia Bruschweiler Stern «salue la libération de la femme» mais «regrette la perte d'un certain bon sens. Cela fait du mal à toute notre société.» Elle appelle par exemple à créer davantage de places de crèche, sans obliger les femmes à retravailler si vite. Le rêve? «Ce serait de créer une taskforce autour des besoins périnataux. L'Université aussi devrait s'emparer du sujet. Il s'agit de protéger le processus de l'enfance, au lieu de le négliger. L'argent dépensé sera économisé dix fois par la suite.»
Conférence samedi 17 mars de 8 h 15 à 17 h 30 à l'Hôtel President Wilson. Inscriptions www.brazelton.ch
Cyrulnik: «La technologie a beaucoup aidé à comprendre le nouveau-né»
Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik sera présent samedi avec d'autres invités de renom, comme Serge Tisseron et Joshua Sparrow. Loin de diaboliser la technologie, il se félicite qu'elle ait permis de mieux comprendre le nouveau-né.
En quoi la technologie a-t-elle changé la représentation que l'on se fait du bébé?
Longtemps, les bébés étaient vus comme des petits Jésus en majesté. Puis on les a considérés comme des êtres de biologie. Ensuite on a pensé qu'ils ne comprenaient rien tant qu'ils ne pouvaient pas parler. La science nous a fait découvrir que le monde mental du bébé s'organisait dès la fin de la grossesse. Cela a tout changé.
Qu'a-t-on appris?
Que le monde mental du bébé est façonné par son environnement. Il perçoit les basses fréquences de la voix de sa mère, ses caresses et ses émotions. Si la mère est stressée, le bébé le ressent. Il faut donc tout faire pour protéger et sécuriser la mère.
Cette meilleure connaissance fut-elle progressive ou y a-t-il eu un déclic?
Il y a eu un déclic. En 1982, lors du colloque d'Embiez, nous étions un groupe de chercheurs à émettre ces idées. Cela nous a valu d'être agressés. Puis Daniel et Nadia Stern ont écrit des choses passionnantes sur la communication des bébés, les décrivant comme des êtres dotés d'un psychisme en construction.
La technologie a donc servi la psychologie.
Elle a beaucoup aidé à comprendre le monde mental des bébés. Je ne parle pas de leur exposition aux écrans, à laquelle je suis opposé. Médusés par les images, les enfants laissent certes leurs parents tranquilles. Mais un écran ne sourit pas et n'apprend pas l'interaction. Un bébé trop gardienné par les écrans prend du retard. Il reste centré sur lui-même et accuse un très grave déficit d'empathie. Cela fait des enfants malheureux. L'écran naturel du bébé doit être la brillance des yeux, le sourire et l'expression du visage de la mère, qu'il apprend très tôt à distinguer.
Vous nous trouvez à la fois inconscients de certains dangers technologiques et ingrats face à d'autres bienfaits.
Nous sommes passés d'une culture de la peur à une culture de l'acrimonie. Quand j'étudiais la médecine, on nous apprenait des gestes chirurgicaux (retrait des amygdales, réduction de fractures) sans anesthésie sous prétexte que les voies neuronales n'étaient pas terminées. Les garçons ne devaient pas pleurer. Ces immenses traumatismes laissaient une trace durable. Aujourd'hui, on maîtrise l'anesthésie. Mais le progrès a créé l'acrimonie: on se plaint du moindre problème. S.D.
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