Quand smartphones et orchestre s'accordent
Bernard Cavanna présente «Geek Bagatelle», regard inquiet sur l'hyperconnectivité

Il faudra oublier l'injonction, devenue désormais familière, qui invite à bien vouloir éteindre le téléphone portable avant le début du concert. Au diable donc les recommandations et les sommations de bienséance. Une autre page – celle qui parachève le concert de clôture du festival Archipel – se présente ce dimanche à tout mélomane muni de smartphone réglementaire. Elle prévoit, cette histoire tout à fait intrigante, de rejoindre virtuellement la scène du Victoria Hall et de s'unir – après préparation préalable – aux musiciens de l'Orchestre de chambre de Genève et à son chef Arie van Beek.
Le point de jonction étant fixé par une application spécialement conçue pour l'occasion. Celle-ci permettra au public d'activer au cours du concert des extraits musicaux préenregistrés. Le chef d'orchestre se chargera de synchroniser «smartphonistes» et musiciens. L'assemblage quelque peu improbable donnera vie à Geek Bagatelle, pièce composite d'un nouveau genre, qui ose le télescopage entre deux univers que tout ou presque sépare: la musique contemporaine et l'objet devenu meilleur ami/ennemi de l'homme.
Les ruines de Beethoven
On doit cette curieuse foulée artistique à Bernard Cavanna, dont on dira, sans risquer de galvauder un peu plus la formule, qu'il est véritablement à part dans le biotope des compositeurs français d'aujourd'hui. Regard espiègle d'un curieux en éveil chronique, sourire aisé, petites lunettes rondes de personnage de BD, démarche un rien picaresque, le natif de Nogent-sur-Marne (dans l'Est parisien) s'affiche avec une amabilité et une bienveillance qu'on n'associe pas toujours aux gourous de la création contemporaine. L'artiste invité par Archipel le reconnaît d'ailleurs: «Je ne m'inscris dans aucun filon ni école de pensée, je suis un pur autodidacte, ce qui m'a valu quelques difficultés et passablement de mépris entre l'âge de 20 et 30 ans.»
Mais revenons à sa bagatelle, plantons le décor de sa gestation et de sa naissance. «L'idée de départ découle d'une commande du Grame, centre national de création musicale à Lyon, qui est particulièrement inventif dans le domaine électronique. On m'a demandé d'écrire une pièce pour smartphone et orchestre. À l'époque, en 2016, je sortais d'une crise esthétique profonde et ça me disait bien de me faire un peu violence avec des smartphones, moi qui aime tant travailler avec les musiciens et chercher la matière comme le font les plasticiens.» Quelques mois plus tard, la confrontation avec un objet plutôt mal aimé, mais aussi (et heureusement) avec une formation adorée, l'Orchestre de Picardie, file vers l'épilogue. Tout le monde se retrouve à la Cité de la musique de Paris, là où Geek Bagatelle est jouée pour la première fois.
Ce qu'on y entend? Des bribes de la Neuvième Symphonie de Beethoven notamment. Des soupçons de ses thèmes porteurs mélangés à d'autres objets musicaux. «Ces restes incarnent le changement de civilisation dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui, explique Bernard Cavanna. Je crois qu'on se dirige vers une extinction progressive du répertoire du passé, ce qui est regrettable. La fréquentation de cette musique requiert de la patience, de la disponibilité. Or, notre époque ne permet plus de s'octroyer ce temps précieux. En partant de ce postulat, je me suis dit que j'allais mettre la Neuvième en l'état de ruine, un peu comme s'il s'agissait d'un monument du site de Delphe ou de Palmyre.»
Œuvre ludique et profonde
Ludique, profondément troublante et à l'écriture directe, cette illustration d'un monde musical qui s'éteint dit tout de la nature de son géniteur. «Je suis issu d'un milieu populaire et je me méfie beaucoup de la préciosité dans l'écriture. Je n'aime pas trop les musiques trop complexes. Je rencontre parfois des partitions d'une complexité inouïe. Elles illustrent ce paradoxe qui fait que le compositeur ne peut pas se fier à ce qu'il a écrit parce que les musiciens ne parviennent pas à les jouer, sinon par approximation. Le public, quant à lui, retient ce qu'il peut et applaudit par politesse.»
Cavanna est donc ailleurs. Il a côtoyé des figures incontournables – Georges Aperghis et Henri Dutilleux notamment. Et il se dit fortement influencé par l'œuvre et la pensée du philosophe et compositeur roumain Aurèle Stroë. Qu'on ne se méprenne donc pas, son escapade en smartphone n'a rien d'un gadget. Elle prolonge le cheminement d'un compositeur alerte et rigoureux.
«Geek Bagatelle», de Bernard Cavanna, avec l'Orchestre de chambre de Genève, Arie van Beek (dir.), pour le festival Archipel, Victoria Hall, di 25 mars à 17 h. Rens. www.archipel.org
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