Séquence de printemps du MamcoQuand l’art se fait outil de l’activisme politique
Le musée de la rue des Vieux-Grenadiers se penche sur les mouvements qui ont usé des images et des lieux d’exposition pour porter de puissants messages.

Comment est-on passé des images politiques à des politiques de l’image? Résonnant d’échos très actuels, ce thème passionnant et complexe occupe la nouvelle séquence d’expositions du Mamco (Musée d’art moderne et contemporain de Genève). Le menu, fort copieux, s’attache à éclairer de quelle manière l’engagement des artistes s’est incarné dans leurs œuvres, comme une réponse critique à des logiques économiques ou sociales érigées en systèmes. Usant des images comme outils pour leurs luttes, ces activistes ont pris le musée comme «théâtre d’opération» pour porter leurs opinions et éveiller les consciences.
«N’oublions pas l’image terriblement négative diffusée par les gouvernements de l’époque et par l’expression «peste gay». Toute une population se voyait alors ostracisée et coupée des soins. Beaucoup de gens sont morts dans des conditions abominables.»
À la fin des années 1960, des représentants de l’art conceptuel s’emploient par exemple à démonter «les mécanismes de prédation capitaliste», à l’instar de l’Australien Ian Burn, qui fut également journaliste et syndicaliste et auquel le Mamco offre une rétrospective (lire ci-dessous). La décennie suivante voit la scène artistique manifester son opposition à la guerre du Vietnam dans les galeries new-yorkaises.
Émergeant à la fin des années 1970 et volontiers désignés aujourd’hui comme la «Picture Génération», les héritiers du développement des médias de masse piochent dans le flux de production d’images afin d’en décortiquer les rouages et de les «redonner à voir». L’entier du 1er étage est dévolu à ce groupe d’artistes, dont les collections de l’institution de la rue des Vieux-Grenadiers comptent un ensemble significatif de pièces (lire ci-dessous).

Sida et représentations
Les années 1980 sont marquées par l’arrivée du sida. Là encore, les plasticiens se mobilisent afin d’élaborer et diffuser des représentations différentes d’une maladie que le discours des autorités stigmatise. «N’oublions pas l’image terriblement négative diffusée par les gouvernements de l’époque et par l’expression «peste gay», rappelle Lionel Bovier, directeur du Mamco. Toute une population se voyait alors ostracisée et coupée des soins. Beaucoup de gens sont morts dans des conditions abominables.»
AA Bronson, Felix Partz et Jorge Zontal sont de ces activistes-là. Nés respectivement Michael Tims, Ronald Gabe et Slobodan Saia-Levy, ces Canadiens vivaient et travaillaient ensemble au sein de la contre-culture de la fin des années 1960 à Toronto. En 1969, ils formalisent leur collaboration sous le nom de General Idea. Alors que l’importante rétrospective qui vient d’être consacrée au collectif à Ottawa est actuellement montrée à Amsterdam avant de voyager vers Berlin, le Mamco présente, en partenariat avec le Drawing Center de New York, un pan méconnu de sa production: les dessins, dont une grande partie n’a jamais été exposée.
Renversement de paradigme
Plusieurs salles sont également vouées à son travail autour du sida, dont mourront Partz et Zontal en 1994. L’exposition s’ouvre avec le projet le plus célèbre du trio – et l’une des réponses «les plus pertinentes» produites à cette période sur le thème, selon Lionel Bovier. Conçue en 1987, cette peinture figure les quatre lettres AIDS en répétant le motif du très illustre LOVE, imaginé au mitan des années 1960 par l’artiste pop américain Robert Indiana. En calquant l’acronyme d’un fléau mortel sur un mot qui symbolisait l’amour libre, General Idea pointe le terrifiant renversement de paradigme induit par la maladie.
Papiers peints, tableaux, autocollants, bijoux, le logo fut reproduit sur une foule de supports, se diffusant à travers les couches de la société à la manière d’un virus, sans texte ni message, avec pour seule substance active l’image. Il tapisse aussi une pièce monumentale créée en 1991 sur le principe du corridor de Bruce Nauman et reproduite par le Mamco pour l’exposition: surmontées d’un néon dans un espace plongé dans l’obscurité, deux hautes parois en bois forment un couloir qui se rétrécit jusqu’à provoquer une sensation d’oppression, renforcée par la présence écrasante du mot AIDS.
Plus loin, le motif se voit recouvert de cafards par la main de Jorge Zontal, devant les yeux duquel le VIH, qui le rendait peu à peu aveugle, faisait danser des taches noires. Mais si l’ensemble des 200 dessins inédits également montrés par le musée ont été produits par Zontal entre 1983 et 1993, ils sont tous signés du monogramme «GI». Car malgré des pratiques individuelles, les trois artistes de General Idea comprenaient leur activité comme collective.

Intitulé «Ecce homo», à l’instar de la publication qui l’accompagne, l’accrochage renvoie à l’ouvrage éponyme publié en 1923 par l’artiste allemand George Grosz, parce que, selon AA Bronson, «l’antisémitisme présent dans le récit de Grosz renvoie à l’homophobie du nôtre». Cette dimension de souffrance affleure dans bon nombre de ces croquis colorés exécutés à la gouache, à l’aquarelle, à l’acrylique ou aux crayons, où les corps se distordent, les visages grimacent et les cafards pullulent.
Mais dans ces dessins souvent répétitifs, tour à tour très précis ou réalisés en quelques traits, la noirceur voisine avec des moments plus malicieux. Mettant en scène une sexualité débridée et des motifs parfois queers – fellation par un dauphin, talons aiguilles –, ces pièces intimistes présentent certains personnages propres à la mythologie personnelle du trio, comme les caniches, les symboles héraldiques ou la montagne.
Du syndicalisme au paysage

Syndicaliste, journaliste, historien de l’art, curateur: peu connu en Europe, l’Australien Ian Burn (1939-1993) s’est vu coller sur le dos passablement d’étiquettes. Parallèlement à son parcours d’activiste qui le mena de Londres à New York, c’est sa pratique en tant qu’artiste conceptuel que l’exposition conçue par Ann Stephen met en lumière. Dans les années 1960, Ian Burn s’interroge sur la fabrication du tableau, notamment à travers des œuvres jouant sur la visibilité par le truchement de vitres ou de miroirs.
Au cours de la décennie suivante, son travail prend un tour textuel, questionnant la façon dont on parle des objets, puis toujours plus politique: durant dix ans, il s’engage dans le syndicalisme culturel. Le plasticien revient dans son pays natal en 1977 et renoue avec la création. Pour sa dernière série intitulée «Value Added Landscape», il récupère des tableaux de paysages dans des brocantes pour les encadrer dans des boîtes de plexiglas sur lesquelles il souligne, par le texte, que ces toiles montrent un point de vue occidental sur une terre qui ne l’est pas. Ou comment marier peinture amateur, art conceptuel et politique.
Les derniers iconographes
Cela fait plusieurs années que le Mamco, soutenu par des donateurs privés, la Fondation du musée et son association d’amis, a entrepris de rassembler un ensemble considérable d’œuvres de la «Picture Génération». L’expression désigne la cohorte d’artistes qui a redéfini, au tournant des années 1980, les régimes de production et de distribution des images. En véritables iconographes pour certains, ces créateurs se sont employés à recadrer, reformater, détourner des images, souvent médiatiques et publicitaires, pour en déjouer les codes.
Intitulé «Pictures & after», l’accrochage réunit une quarantaine de plasticiens, des plus célèbres représentants états-uniens, tels Richard Price, Cindy Sherman ou William Leavitt, aux Genevois Sylvie Fleury et John M Armleder. Produits de consommation, réclame, cinéma ou presse, toutes les strates de la société sont passées à leur moulinette visuelle. Même la guerre: alors que l’Américain Jack Goldstein fait voler sur la toile des avions de chasse dans des ciels sombres, le Valaisan Valentin Carron, en héritier de ses aînés, imagine un canon plus vrai que nature en polyester, bois et plâtre.
Jusqu’au 18 juin, 10, rue des Vieux-Grenadiers. Ma-ve 12 h-18 h, sa-di 11 h-18 h, entrée gratuite le premier dimanche du mois.
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