Prix d’architecture (1/10)Quand la pierre supplante le béton
L’Atelier Archiplein de Francis Jacquier et Marlène Leroux, en consortium avec Gilles Perraudin, a choisi ce matériau durable pour bâtir 68 logements.

Caresser la pierre du bout des doigts, y poser la paume, goûter sur sa peau les aspérités douces et la fraîcheur de la matière brute. Chaque visiteur cède à la tentation du geste lorsqu’il s’approche des deux bâtiments en calcaire massif édifiés dans le quartier des Sciers, sur les hauts de Plan-les-Ouates. «Ça ne manque pas, tout le monde veut toucher! Le bois, c’est le contraire: on évite le contact, par crainte des échardes sans doute», s’amuse Francis Jacquier, l’architecte à l’origine de cette étonnante réalisation.
Étonnante à plus d’un titre. La surprise saute d’abord aux yeux lorsqu’on découvre deux immeubles étincelants sous le soleil de septembre. Le ton crème des façades leur confère une élégance folle. Leurs toits marquent un décrochement: le premier immeuble en arrivant par Saconnex d’Arve abrite 3 et 7 étages sur rez, le second, 3 et 5. S’approchant, on remarque de délicates corniches arrondies qui courent le long des murs et délimitent les étages. L’analogie avec les édifices érigés dans l’Antiquité par les Égyptiens, les Grecs puis les Romains s’impose. Mais elle s’arrête là. Ni temple, ni monument, nous sommes ici devant des logements: 68 appartements de 2 à 6 pièces construits par la Commune de Plan-les-Ouates.

La main vient alors confirmer ce que l’œil perçoit: ces bâtisses sont bel et bien construites en pierre massive. Pas juste un parement ornemental, non, 9000 blocs pleins, soit 2000 m3 de calcaire prélevé dans trois carrières françaises, l’une située au sud-est d’Avignon, les deux autres près de Poitiers. «Nous n’avons pas trouvé en Suisse le matériau qu’il nous fallait en telle quantité et à un prix concurrentiel. La Suisse ne dispose plus aujourd’hui de gisement de pierre à bâtir en suffisance: la molasse est réservée à la réhabilitation de monuments et le gneiss, disponible, est une pierre extrêmement dure et donc particulièrement onéreuse», commente Francis Jacquier de l’Atelier Archiplein.
«Il y a quelque chose de métaphysique dans l’usage de ces pierres contemporaines des dinosaures, un lien intime, quelque chose qui nous relie à ce qui nous porte.»
L’édification d’immeubles de logements dans cette matière est tombée en désuétude. On voit encore ici ou là, à Saint-Jean ou aux Charmilles, des maisons des années 1920 en pierre massive, mais on n’a plus bâti ainsi depuis un siècle à Genève. «C’est un challenge, un projet expérimental, ces immeubles sont des prototypes», déclare Francis Jacquier, empreint d’une légitime fierté. «C’est la première fois en Suisse qu’on utilise ce matériau à si grande échelle: l’intégralité de la structure porteuse est en pierre massive, c’est remarquable du point de vue de la pureté constructive. Cela s’inscrit aussi dans une réflexion sur la durabilité. Les matériaux naturels – pierre, bois, terre – s’insèrent dans une démarche de notre époque.»

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le prix du bâti en pierre n’est pas délirant. «À qualité équivalente, nous sommes dans des coûts très similaires à ceux du béton préfabriqué», indique l’architecte spécialisé dans le patrimoine. Hochement de tête de la part de Fabienne Monbaron, conseillère administrative PLR à Plan-les-Ouates. «Nous sommes légèrement déficitaires sur les deux bâtiments en pierre, concède-t-elle, mais l’opération s’équilibre sur l’ensemble des immeubles que nous réalisons sur le plan localisé de quartier. Nous avons fait le choix d’investir dans des objets de qualité, qui dureront plus longtemps. Tous les appartements sont dotés d’un niveau de finitions équivalent, avec des parquets, portes et fenêtres en chêne, des loggias de 8 à 9 m2, des barrières et des garde-corps en inox. Seule différence: des cuisines plus ou moins équipées.»
Les habitants, qui s’installent au compte-gouttes depuis la fin août, semblent ravis. Il faut dire que les logements sont lumineux, avec des cuisines ouvertes sur le séjour, de grandes salles de bain et un balcon couvert carré formant une pièce supplémentaire; ils sont réchauffés par le chêne des parquets à larges lames de couleur miel; les pièces, dont certains murs intérieurs sont en pierre massive, y gagnent un style incomparable.

Trois types de calcaire
Les deux bâtiments ont été érigés selon un plan simple. Francis Jacquier le décrit: «Une couronne porteuse périphérique constitue la façade; une couronne porteuse intermédiaire reprend les efforts de plancher; et une couronne intérieure non porteuse définit les parties communes de l’immeuble. Ce plan permet une grande liberté d’agencement des appartements.» Trois types de calcaire ont été attribués aux différentes couronnes: une pierre dure et résistante aux intempéries, provenant d’une carrière de Poitiers, pour les soubassements, les corniches, les tablettes des fenêtres, les rez-de-chaussée. Une pierre un peu moins dure, venant d’une autre carrière poitevine, pour les trumeaux et les linteaux de la façade, et les murs porteurs à l’intérieur du bâtiment. C’est avec ce calcaire-là que vivent les gens dans leurs logements. Une pierre plus tendre provenant de Provence a été assignée aux espaces intérieurs communs.

Concours d'architecture 2021 de la Tribune de Genève.
Ici la Chapelle-les-Sciers en pierre de taille.
© Steeve Iuncker-Gomez
«Cela représente 210 camions semi-remorque à raison de 8 par semaine durant huit mois», précise Frank Herbert, architecte du bureau Architech, qui a dirigé ce chantier pharaonique et supervisé toute la chaîne d’approvisionnement en calcaire. «Une fois extraits, les blocs doivent sécher durant au moins trois mois. Si la teneur en eau de la pierre est trop importante, le matériau sera trop fragile: il ne résistera ni au transport, ni aux manipulations.» Chaque pièce à son arrivée à Plan-les-Ouates doit être sévèrement contrôlée avant d’être installée. Fissures, trous, arêtes ébréchées, chaque défaut implique une pesée d’intérêt: «Refuser un bloc signifie devoir en attendre un autre, ce qui retarde l’avancée des travaux. Un rhabillage au mortier a donc été effectué dans certains cas», indique le responsable du chantier.
Des murs hors du commun
Les blocs, déposés sur une immense esplanade en plein air entre les deux immeubles, sont montés au fur et à mesure. Frank Herbert: «Imaginez un puzzle géant, avec un plan de calepinage extrêmement rigoureux. Chaque bloc se voit numéroté dès le prélèvement dans la carrière. L’assemblage se fait à l’aide de mortiers d’une dureté équivalente à celle de la pierre par les ouvriers d’une entreprise de maçonnerie. «C’est évidemment un savoir-faire qui s’est perdu. Certains maçons savent encore travailler la pierre, mais cela devient rare. Il a fallu tenir le rythme de 8 blocs à l’heure à assembler, sachant que certains pèsent jusqu’à 2 tonnes.»
Frank Herbert le confesse: il a géré aux Sciers le chantier le plus compliqué de sa carrière! «Avec la pierre, la météo joue un rôle encore plus important que d’habitude. Il a fallu vaporiser parfois des gouttelettes sur les blocs et en dessous de 5 degrés, il devient impossible de travailler à cause du gel.» Reste une superbe réalisation, et le sentiment pour les gens d’habiter des murs hors du commun. «Il y a quelque chose de métaphysique dans l’usage de ces pierres contemporaines des dinosaures, constate Francis Jacquier, un lien intime, quelque chose qui nous relie à ce qui nous porte.»
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