SexualitéPour les femmes, «jouir, c’est de la bombe!»
Cinq comédiennes genevoises ont passé commande d’une pièce sur le plaisir féminin auprès de Marie Fourquet et Julie Gilbert. Interview cash du binôme à la plume.

Au commencement, il y eut le spectacle «Femmes amoureuses», de Mélanie Chappuis, que José Lillo avait mis en scène au Théâtre Alchimic en 2017. Au cours de l’expérience, il y a eu ensuite la volonté des cinq actrices impliquées – Céline Bolomey, Caroline Cons, Rachel Gordy, Patricia Mollet-Mercier et Alexandra Tiedemann – de pousser plus avant l’enquête sur l’intimité, «pour voir ce qui s’y joue de politique». La compagnie théâtrale Oh! Oui qu’elles constituent alors passe commande d’un texte explorant la sexualité féminine à l’auteure Julie Gilbert, dont elles apprécient le travail, laquelle s’adresse aussitôt à sa consœur Marie Fourquet en vue d’une écriture à quatre mains du projet «Tout le plaisir est pour moi». Que n’a pas découvert le binôme depuis le démarrage de ses fouilles, voici deux ans, sur le terrain du fantasme, du désir et de la jouissance des femmes, c’est ce que cet entretien sans tabou vous révèle!
Comment avez-vous réagi à la commande du collectif Oh! Oui?
Julie Gilbert: Je leur ai répondu: «La sexualité féminine, euh, oui, je pratique, mais je n’y connais pas grand-chose!» Ce constat m’a passablement interrogée. Comment ai-je pu m’intéresser à la cuisine japonaise ou aux rites chamaniques sans jamais me renseigner sur la sexualité? J’ai immédiatement pensé à Marie, que je connais depuis de nombreuses années, et qui me paraissait bien armée pour aborder frontalement ce thème. J’ai aussi proposé aux comédiennes de travailler avec l’enthousiasmante metteure en scène Manon Krüttli, avec qui j’ai collaboré sur l’épisode 2 de la série «Vous êtes ici». Nos commanditaires nous envoient activement des podcasts, des bouquins annotés, leurs propres témoignages, afin d’alimenter la matière première de «Tout le plaisir est pour moi». Notre ligne dramaturgique, elle, tourne autour de cette question: la réappropriation de la jouissance par les femmes pourrait-elle leur donner un nouveau pouvoir?
Marie Fourquet: Nous avons rapidement posé que nous ne parlerions jamais de toutes les femmes. La sexualité féminine, en soi, ça n’existe pas. Les différences sont telles qu’il serait vraiment présomptueux de généraliser. Nous avons aussi décidé de nous limiter à la sexualité hétérosexuelle, même si on déborde parfois sur les rapports entre femmes. Nous sommes donc allées collecter les récits de femmes anonymes, concernant notamment leurs fantasmes, afin d’en savoir plus sur un imaginaire sexuel méconnu.
«La réappropriation de la jouissance par les femmes pourrait-elle leur donner un nouveau pouvoir?»
Cette «collection de fantasmes» récoltée parmi vos réseaux, qu’est-ce qu’elle indique?
M.F.: La collecte est encore en cours, nous invitons d’ailleurs les lectrices de «La Tribune» à y participer! Sur une soixantaine de personnes contactées jusqu’ici, nous avons reçu une vingtaine de témoignages. Les rêves érotiques, les routines de masturbation, tout le monde n’est pas prêt à partager!
J.G.: En plus de nourrir le spectacle, les réponses pourraient donner lieu à une petite publication, tellement elles sont jolies et variées. Avec tous les textes de référence et les témoignages réunis, la partition que nous remettons à la compagnie obéit à une structure définie, quoique ses éléments puissent se distribuer de différentes façons. Les comédiennes et la metteure en scène s’approprient le matériau offert en fonction de ce qu’elles voudront incarner sur scène.
Parmi les récits obtenus, observez-vous des récurrences?
M.F.: Oui, presque tous les «pires souvenirs sexuels» correspondent à des rapports non consentis. On ne peut décidément pas se dédouaner de cette réalité vraiment pas rigolote.
J.G.: Notre première version reflétait majoritairement ces points difficiles – le viol, la peur, le formatage par le porno… On était dans le sexe douloureux. Suite à la discussion avec les comédiennes, nous avons orienté une deuxième version vers la jouissance ou la notion d’empowerment – c’est-à-dire la prise de pouvoir que permet la maîtrise de sa sexualité. Aller là où on ne nous attend pas. On découvre que le thème peut déboucher aussi sur l’idée que «jouir, c’est de la bombe», et on note que cette dimension positive permet de regarder sa propre vie différemment, d’assumer sa curiosité, de prendre en main son exploration ludique, d’écouter sa libido.

Le titre «Tout le plaisir est pour moi» réclame-t-il littéralement «tout» le plaisir pour les filles?
M.F.: À mon avis, si les femmes se réapproprient leur plaisir, cela ne peut que déclencher la réciprocité! Un de mes amis se plaignait il y a une quinzaine d’années que sa copine, dès qu’ils se mettaient à faire l’amour, se masturbait en même temps pour jouir. Aujourd’hui, je crois que cette anecdote n’apparaîtrait plus comme problématique. Tout le monde sait que la seule pénétration ne cause pas forcément un orgasme, et qu’une main peut aider. Notre titre revendique surtout ce droit: ne pas s’empêcher de mettre la main en plus.
«Au fond, la pénétration n’entre plus dans la définition de l’acte sexuel.»
Un Ovide ne prônait-il pas déjà la satisfaction sexuelle des femmes?
J.G.: Si. Dans l’excellent livre de Sarah Barmak, «Jouir – en quête de l’orgasme féminin», on lit même qu’au Moyen Âge, l’Église suggérait aux femmes de stimuler leur clitoris parce qu’il favorisait la fécondation!
Faut-il préférer le «do-it-yourself» à la caresse prodiguée par son partenaire?
M.F.: La notion de préliminaires, largement encouragée chez les générations précédentes, est remise en question par les féministes d’aujourd’hui. Le mot implique une dramaturgie dont la pénétration représenterait le climax. On veut se libérer d’une sexualité soumise à la finalité du plaisir masculin: il me caresse, il me léchouille, je le caresse, je le léchouille, il enfile son préservatif, il pénètre, il éjacule. On s’affranchit des scénarios tout faits, qui entravent la découverte d’autres voies. Les sexologues contemporains invitent les couples en difficulté à déconstruire ce type de séquence. Ce qui a aussi pour effet d’alléger la pression sur un homme qui n’arriverait pas à garder son érection. L’idée de performance se voit évacuée. Au fond, la pénétration n’entre plus dans la définition de l’acte sexuel.
J.G.: Se fait jour l’injonction à découvrir sa propre capacité à éprouver du plaisir. Les femmes veulent être maîtresses de leur corps. La connaissance de soi va intensifier la relation à l’autre. En courbant le scénario type, on ira bien plus loin. De manière globale, on n’arrête pas de dire qu’il faut changer de récit. Or sortir des codes éculés de la sexualité est une façon de s’inscrire autrement dans le monde.
M.F.: On n’est pas sorti de l’ère du safe sex, qui, pour éviter la transmission du sida, avait induit des changements dans les mentalités. À noter aussi que la popularisation des sex-toys a métamorphosé le rapport à leur corps des utilisatrices. Je pense notamment au «womanizer», qui agit sur le clitoris grâce à des pulsations d’air, donnant des orgasmes à des femmes qui n’en avaient jamais connu. Ce sex-toy ne reproduit ni les gestes d’un partenaire, ni les siens propres, il est plus fort que cela! Et au final, il améliore la vie sexuelle de chacun, loin de consoler seulement une célibataire frustrée. Enfin, il faut ajouter que le mouvement #MeToo a, en peu de temps, augmenté le besoin de visibilité de la libido féminine. La masturbation clitoridienne était taboue, elle ne l’est clairement plus.
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