Histoire genevoise«Plus que les guerres, les épidémies ont façonné nos sociétés»
Henri Roth propose une histoire de Genève au travers des grandes maladies que la ville a affrontées et qui l’ont fait évoluer. Passionnant.

Historien de formation, Henri Roth fut journaliste avant de travailler dans la communication. Déjà auteur de trois ouvrages consacrés à l’histoire locale (sur le tram 12, la censure des films et les mascarades de l’Escalade), il publie chez Slatkine «Entre la peste et le Covid. Genève au temps des épidémies».
Fruit de deux ans de travail, cet ouvrage, aussi limpide que documenté, reconsidère l’histoire de nos sociétés à l’aune de ces maladies – plus tueuses que les guerres ou les famines! Habilement, l’auteur donne à voir les ressemblances entre les fléaux d’hier et d’aujourd’hui, tout en distinguant des évolutions notables.
Comment est venue l’idée d’étudier les épidémies à Genève?
Lors du Covid, je me suis intéressé à l’histoire des épidémies à Genève. Il y avait des études consacrées à l’une ou l’autre, mais pas de livre qui en faisait le tour et offrait une vue panoramique. Je me suis dit qu’il serait intéressant de prendre ce fil conducteur pour raconter, au-delà des épidémies en tant que telles, les changements sociaux, politiques et économiques que Genève a connus. Je n’ai pas été déçu. Les épidémies nous tendent le miroir de l’évolution de nos sociétés.
Les chiffres impressionnent. Les épidémies ont tué davantage que les famines, plus que les guerres.
Cela m’a beaucoup étonné. Les épidémies ont marqué le cours de l’histoire. On parle énormément des guerres, mais les épidémies ont eu davantage d’effets sur l’économie, la démographie, les modes de vie. Elles ont empêché l’humanité de croître jusqu’au XVIIIe siècle – à Genève, la population n’augmente pas de 1550 à 1650, alors qu’elle triple au XXe siècle.
Au XVIIe siècle encore, certaines vagues de peste tuent 10% de la population. La variole décime les enfants tous les cinq ou dix ans. À la fin du XIXe siècle encore, la tuberculose cause un décès sur six. Ces hécatombes spectaculaires ont été déterminantes pour le destin de nos sociétés.
Vous évoquez plusieurs épidémies mais vous concentrez sur quatre maladies: peste, variole, grippe et sida. Pourquoi?
Ce sont celles qui ont tué le plus de personnes dans le monde depuis mille ans. C’est aussi simple que ça.
Ce qui frappe, ce sont les constantes d’une épidémie à l’autre: l’impréparation, les tâtonnements, l’irrationnel. Jusqu’à notre époque.
C’est l’une des choses qui m’a le plus intéressé: repérer les constantes et les différences entre les épidémies. Un des premiers réflexes, de tout temps, est d’isoler les gens. Une autre constante, c’est le déni. Il ne faut pas parler de la maladie, pour préserver le ravitaillement, le commerce. On a vu la même chose avec le Covid. Ce réflexe de vouloir continuer à vivre comme si de rien a été abandonné par l’État, qui a atteint, à mon sens, un niveau de maturité remarquable.
En quoi l’État est-il devenu mature?
À la base, l’État, c’est l’armée et le fisc. Il assure la sécurité et la redistribution des richesses. Au fil des épidémies, notamment la tuberculose, le sida et surtout le Covid, il protège aussi la santé. C’est devenu un fondement universel de l’État moderne.
À l’époque de la peste, on ignore les modes de transmission. Pourtant, on isole les malades, on contrôle les déplacements, on porte des masques. Il existe même des passeports de santé, ancêtres de nos Pass Covid!
Beaucoup de mesures n’ont aucun effet. Comme tuer les chats et les chiens, ce qui est contre-productif puisque cela fait augmenter la population de rats. On fait aussi des processions, des prières…
Mais en même temps, de manière empirique, on observe que les épidémies se déplacent. Alors on établit des contrôles, on confine les gens. On fait même attention aux enterrements, en pressentant le risque de contagion.
Autres constantes: les femmes sont plus exposées aux maladies. Et les juifs sont souvent désignés comme responsables. Cela n’a pas changé avec le Covid.
La société n’admet pas que la nature puisse se retourner contre la vie humaine. Elle cherche un bouc émissaire, un coupable. Du temps de la peste, c’étaient les lépreux, les juifs, les prostituées, les gens modestes. Les minorités, en somme.
Avec le Covid, les minorités sont devenues le grand capital, les étrangers, les juifs toujours, voire les athées. Heureusement, cela a été très peu observé à Genève où l’on ne s’est pas retourné contre une communauté – ce que l’on avait vu avec le sida encore.
La résistance au vaccin apparaît très tôt dans l’histoire des épidémies.
Dès qu’il y a un vaccin, il y a des antivaccins. Accepter le vaccin, c’est considérer l’intérêt collectif avant le gain individuel. Comme pour les impôts ou les obligations militaires, on fait un sacrifice pour la collectivité. S’y refuser, c’est compter sur les autres pour nous protéger.
Genève ne diffère pas du reste du monde en matière de complotisme.
En effet. Dire que les puissants, Bill Gates en tête, profitaient du vaccin contre le Covid était absurde. Mais inévitable: une partie de la population ne veut pas entendre le discours scientifique, qui part du doute, établit des preuves pour arriver à un consensus.
Siècle après siècle, il ne va jamais de soi d’informer sur les épidémies.
Oui car il faut trouver un équilibre entre la nécessité de donner l’alerte et celle de garder l’espoir. Au début du sida, le nombre de morts doublait tous les six mois. Insister sur ce point aurait signifié: «On va tous mourir.» Il faut faire prendre conscience du danger sans céder à la panique. Ce qu’Alain Berset et Mauro Poggia ont très bien fait: dans leur communication, il y avait toujours la lumière au bout du tunnel. Pas comme en France.
En quoi la France a-t-elle mal communiqué?
Parler de guerre me semble avoir été une erreur. La guerre implique un ennemi humain. L’interdiction de s’éloigner de plus d’un kilomètre de son domicile n’avait aucun fondement scientifique, cela a étouffé et déprimé les gens en les privant d’exercice physique. La Suisse a été plus pragmatique.
Pragmatique, Genève l’est déjà du temps de la peste. Elle recourt massivement aux soignants frontaliers.
C’est très frappant. Personne ne voulait travailler à l’hôpital des pestiférés, c’était trop dangereux. Genève a profité de cette réserve de main-d’œuvre, comme elle le fait aujourd’hui. On doit une fière chandelle à ces frontaliers et frontalières, morts en nombre. On n’aurait pas pu s’en passer.
Certains soignants ont été moins héroïques, devenant des «boute-peste», des empoisonneurs.
Il faut imaginer la grande misère de l’époque. Les guerres étaient omniprésentes, la violence constante. La vie humaine n’avait presque aucune valeur. L’État tuait des gens, la torture était généralisée, la pauvreté répandue. Donc oui, on pouvait être tenté de tuer pour s’enrichir. Certains soignants ont propagé la peste pour s’assurer de garder leur travail à l’hôpital et pour s’emparer des biens des personnes qui allaient en périr.
Genève s’illustre aussi positivement. Théodore Tronchin est l’un des principaux promoteurs de l’inoculation, l’ancêtre de la vaccination. Louis Odier diffuse les travaux d’Edward Jenner, celui qui met au point la vaccination.
Tout ce courant est né dans des pays protestants: Genève, la Hollande et la Grande-Bretagne. Des médecins observent qu’en inoculant un peu de la maladie chez un patient sain, on peut l’immuniser. Ce raisonnement se heurte à la religion catholique, conservatrice et moins ouverte à la science.
Tronchin a joué un rôle important. Il a écrit l’article sur l’inoculation dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Ensuite, Odier a traduit les travaux de Jenner en 1798. Grâce à de tels échanges, Genève devient un vivier de scientifiques, une société instruite, prospère. Sans les échanges, sans les étrangers, Genève ne serait rien.
Genève a aussi joué un rôle important dans la lutte contre le sida.
Elle était la ville la plus touchée du pays le plus touché d’Europe. Des personnalités éclairées comme Jaques Vernet, Guy-Olivier Segond ou Philippe Nordmann, le remarquable patron de la Placette, ont su écouter les scientifiques et agir sans préjugé. Ce dernier a organisé un festival antisida dont les recettes ont permis d’ouvrir une maison d’accueil des malades en fin de vie.
Lorsque les trithérapies sont apparues, la Suisse a voulu prendre le temps de les homologuer. Guy-Olivier Segond n’a pas admis d’attendre un an. Il a décidé qu’on les distribuerait à l’Hôpital. Genève a été le premier canton à soigner les personnes qui ne pouvaient plus payer leur assurance maladie. Le canton fut aussi en avance dans les campagnes de prévention.
Vous soulignez le rôle de la société civile.
Il a souvent été très important. La tuberculose, la poliomyélite ont vu le développement d’œuvres d’entraide. Avec le Covid, l’État a presque tout fait, mais on a aussi vu des associations venir en aide aux plus démunis. La société civile joue toujours un rôle.
Votre livre montre que les épidémies ont modelé nos sociétés sur le long terme.
Ce sont les principaux facteurs de changement. Les guerres ont eu beaucoup d’effets sur les découpages politiques, mais les épidémies ont bouleversé l’urbanisme – les villes sont devenues aérées, propres –, favorisé la redistribution des richesses et la solidarité. Elles ont aussi été un moteur de développement scientifique et d’avancées politiques. Par exemple, la sécurité: la police a émergé pour punir les propagateurs de virus…
Sommes-nous mieux armés pour la prochaine épidémie?
Le Covid nous a beaucoup appris. Des alertes au début des années 2000 avaient déjà pointé la nécessité de mesures préventives, puis de coordination mondiale. On parlait déjà du besoin de s’approvisionner en masques. On ne l’a pas fait.
Désormais, on a compris l’importance des épidémies et on est bien mieux préparés – jusqu’au Covid, l’État de Genève estimait que le plus grand danger était le terrorisme, suivi par les émeutes, les inondations ou les tremblements de terre. Mais on laissait de côté les épidémies, l’environnement et la nécessité de nourrir bientôt 10 milliards d’humains. D’autres menaces sérieuses qui pèsent sur les humains.
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