Livres: les choix de la rédactionPierre Lemaitre, une danse de couple, des contes torpillés…
Le feuilletoniste zoome sur 1952 dans «Le silence et la colère». À découvrir, aussi: des nouvelles fantastiques et deux albums illustrés.

crédit: Bruno Levy
Roman, livre jeunesse, BD, nouvelles… Découvrez les sorties livres qui ont retenu l’attention des journalistes de la rubrique Culture.
Lemaitre règne sur le siècle
Il y a de l’ouvrier en Pierre Lemaitre, dans le plus noble sens du terme, celui de l’artisan qui usine et dégrossit l’histoire, en lisse les rebondissements jusqu’à s’écorcher la mémoire. Après la trilogie des «Enfants du désastre» sur l’entre-deux-guerres, le voici en 1952. Reparti dans la course avec une quadrilogie entamée avec «Le grand monde», au milieu du gué des Trente Glorieuses, «Le silence et la colère» laboure le vaillant sillon du roman social.

Car en plus de «feuilletoner» à la manière de Balzac ou de Zola, l’écrivain ambitionne de revisiter les grands genres littéraires. N’allez pas l’imaginer pérorant sur les arguties de droit et autres lois qui commencent alors à formater la France républicaine, Lemaitre glisse tout ce savoir entre les draps de la terrible famille Pelletier. Il y aura des boxeurs amoureux, des amants criminels, des inventions au Salon des arts ménagers, un éternel loser de Poulidor ou un certain ingénieur Destouches. Et même un chat Joseph.
Avec une clarté plus absolue et déjà déterminée dans les épisodes précédents, chez ces bourgeois pas vraiment typiques, les dames dans ce 5e volume s’affichent redoutables. Voir la fameuse garce de Geneviève, méchante épouse de Jean dit Bouboule. Quant à la tout aussi puissante Hélène, enceinte par accident, elle se débrouille en solitaire alors que le droit à l’IVG fait débat, devient reporter, couvre notamment la disparition du village de Tignes, noyé pour l’édification d’un barrage hydroélectrique.
La photographe s’intéresse aussi à l’hygiène féminine – comme une Françoise Giroud jadis, qui choquait avec un article dans le magazine «Elle» sur la propreté des Françaises. Dit ainsi, ça vous a l’air d’une gazette ancienne empilant les faits en caractères serrés sur du papier jauni sentant l’encre sèche. Un fait en attire un autre, comme le fil d’une pelote tiré pour le tricoter. Mais le maillot tient chaud, conçu pour durer jusqu’au tome 10.
Pierre Lemaitre
«Le silence et la colère»
Éd. Calmann-Levy, 592 p.
Des nouvelles d’ailleurs
Obsolescence. Le mot fait immédiatement penser à celle, programmée, qui frappe les appareils électroniques. Dans ces nouvelles du Prix de l’Ailleurs 2022, cependant, l’obsolescence renvoie bien davantage à la fragilité du vivant, qu’il soit humain ou augmenté. C’est d’ailleurs cela qui rend ces récits si touchants. Qu’il s’agisse des derniers jours de cette créature extraterrestre imaginée par la lauréate du premier prix Magali Bossi, se réveillant homme ou femme selon les jours, de la souffrance de cette future mère préparant son bébé à naître dans un monde radioactif, de ces «centvingtenaires» qui n’en peuvent plus qu’on prolonge leur vie, ou de ces livreurs précaires dont les drones menacent le travail. Autant de textes pour frémir, réfléchir ou même parfois espérer face au monde qui vient.
«Prix de l’Ailleurs 2022. Obsolescence»
Collectif
Éd. Hélice Hélas, 250 p.
Danser la vie

Dédié à tous les couples par son dessinateur, Wei Middag, un illustrateur basé à Strasbourg, «Duo mambo» file la métaphore du temps qui s’enfuit, au rythme d’une danse effrénée. Elle et lui - on ne connaîtra jamais leurs noms - ont d’abord appris à se déhancher chacun de leur côté, enfant puis adolescent. Un jour, leurs tempos se sont croisés, pour un langoureux pas de deux. Premiers émois, premiers frissons: passion. Puis fusions, variations, déceptions aussi. À force de répéter les mêmes mouvements, le duo perd le rythme qui l’animait.

Au fil des pages, les figures réalisées par les deux personnages révèlent les différentes étapes de leur vie en commun. Sobre, le texte d’Aurèle Alima suggère le passage vertigineux des années, que met finement en images Middag en noir et blanc, à l’encre de Chine. Les personnages vieillissent progressivement, les corps perdent de leur souplesse, ploient. Les cheveux blanchissent ou se font plus rares. La mort s’invite dans la danse. Le quatrième de couverture de ce petit bijou est estampillé jeune talent. C’est justifié. Un vrai coup de cœur.

«Duo mambo»
Aurèle Alima et Wei Middag
Éd. La Joie de lire, 80 p.
Princesse d’Amérique latine

Rédactrice en chef de «The Paris Review», figure de la BD politique, Nadja Spiegelman possède surtout un sacré sens de l’humour, hérité de son célèbre paternel, Art. Dans sa relecture des contes de fées, l’Américaine torpille les clichés à la grenaille de gags irrésistibles, conseillant aux grands de se les approprier à leur manière en les partageant avec les plus jeunes. Ici, Biancaflor, célèbre princesse du folklore de l’Amérique latine, dégomme les prévisions de son père, un ogre redoutable défié par un prince un peu niais mais très amoureux. Assez futée pour ne pas brutaliser l’ego de ces mâles en lutte, la mignonne se débrouille pour donner de petits coups de pouce au destin. Mis en scène par le dessinateur espagnol Sergio García Sanchez, cet album pose en premier coup de cœur de l’année!
«Biancaflor»
Nadja Spiegelman
Éd. Rue de Sèvres, 48 p.
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