Production lyriquePeter Eötvös, un compositeur pour perdre son sommeil
Au Grand Théâtre, l’artiste hongrois signe «Sleepless», conte tragique en douze tableaux de sang et de frimas nordiques. Rencontre.

À la veille de la générale, alors que les derniers réglages se succèdent entre la fosse et la distribution, on l’aperçoit à l’ombre de l’action, debout, effacé sur les côtés de la scène, un regard en contrebas pour les musiciens, l’autre pour les chanteurs. Son air placide, ses sourires à peine esquissés et ses mouvements discrets des mains accompagnant le tempo lui donnent des airs de visiteur enchanté, de néophyte découvrant pour la première fois les fins rouages du monde de l’opéra. Cet allant réservé a de quoi étonner dans un contexte, celui des arts de la scène, où les ego ont par nature des formes complexes et atrophiées. Veston brun, polo aux teintes quelque peu fatiguées, voici donc Peter Eötvös, aujourd’hui parmi les compositeurs les plus sollicités de la planète, dont les pièces, il faut le rappeler, sont jouées et rejouées sans cesse sur les plus prestigieuses scènes d’Occident.
Conte onirique
À Genève, l’artiste déploie au Grand Théâtre son dernier ouvrage lyrique, «Sleepless», adaptation de «Trilogie», roman de l’auteur Norvégien Jon Fosse. Coproduit avec le Staatsoper de Berlin, où il a été présenté en novembre dernier, l’ouvrage intrigue à plusieurs titres. Par l’étiquette qui l’accompagne, tout d’abord: cette «opéra-ballade» ne renvoie-t-elle pas à une tradition populaire aux accents satiriques en vogue en Angleterre au XVIIIe siècle? Peter Eötvös écarte le rapprochement. On est loin, assure-t-il, du célèbre «The Beggar’s Opera» et de tout ce qui s’est ensuivi. «Si j’ai adopté cette dénomination, c’est uniquement parce que dans «Sleepless», comme dans les ballades traditionnelles, il y a quelque chose d’intemporel qui se dégage du texte et qu’en plus, l’action s’affiche sous les traits d’un récit. Il y a enfin un message pédagogique, sorte de morale qui surgit dans cette forme narrative.»
La matrice romanesque du spectacle nous déplace vers le Grand-Nord, à Bergen et ses environs. Dans une région où les précipitations et le brouillard désertent rarement le paysage, le couple formé par Alida et Asle fait les frais du poids de la morale stricte qui tenaille la population. Trop jeunes pour se marier mais déjà parents en devenir, les amoureux cherchent sans succès logement et protection. L’ostracisme dont ils sont victimes poussera Asle vers une escalade de violence puis vers des assassinats vengeurs, commis la nuit venue, dans une existence désormais sans sommeil. Ce monde sordide et désespéré prend les formes d’un conte déployé dans un registre quasi onirique. Le plateau du Grand Théâtre en dévoile l’essence, par ce grand poisson qui trône sur scène, le regard morne, écailles et silhouette bombée côté pile, arêtes et intérieur d’un foyer domestique côté face.

Le biotope conçu par le metteur en scène Kornél Mundruczó et par la scénographe et costumière Monika Pormale est ainsi fait. Il a été conçu en toute autonomie, loin des démarches de Peter Eötvös, en l’absence de notes et sur la seule base du livret établi par l’épouse du compositeur, Mari Mezei. Et la musique, comment a-t-elle surgi? «Comme pour «Angel of America», pour lequel j’ai séjourné pendant un temps à Manhattan, ou pour «Harakiri», qui a suivi un long passage par le Japon, j’aime m’immerger dans les autres cultures, souligne le musicien. Dans ce cas précis, j’ai eu la chance de diriger à Oslo et à Bergen, mais ce qu’il me fallait encore pour saisir la nature profonde du pays, c’est de découvrir l’âme des petits villages de pêcheur. De comprendre le quotidien d’une population dont l’essentiel du temps est consacré à la mer, qui vit dans une grande solitude. L’exploration de ce monde qui m’était quasi inconnu a été facilitée par les conseils d’un membre de ma famille, qui est Norvégien.»
Musique des émotions
Sur la partition, cette région de frimas et de gel surgit avec des lignes instrumentales fines et agiles. «Tout ce que je compose vient du ventre, qui est peut-être le premier cerveau, ajoute en souriant Eötvös. J’ai l’impression que tout est concentré au départ dans une sorte de boule qui finit par s’ouvrir et me montrer ses contenus. Mon terrain de travail est celui des émotions, ma musique prépare le public à l’action dévoilée sur scène et aux états d’âme que celle-ci suscite. Il y a pour cela une grammaire, une série d’accords en majeur et mineur, augmentés ou diminués, auxquels j’ai recours et qui n’ont pas besoin de sous-titres. Ils font partie de notre culture et ils annoncent des états ou des situations précises.»
Le soir de première, Peter Eötvös descendra dans la fosse pour se confronter à sa partition et aux musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande. On pourrait y voir, dans cette multiplication des casquettes, un privilège rare enviable. Le Hongrois, lui, garde une candeur, une distance qui confirme sa nature modeste. «Je n’ai jamais tenu à diriger mes pièces, mais je sais qu’aujourd’hui je suis comme un ingénieur qui, ayant projeté un avion, aurait la chance de le piloter dans un vol d’essai.»
«Sleepless», opéra-ballade de Peter Eötvös (dir. mus.), du 29 mars au 5 avril, Grand Théâtre. Rens. www.gtg.ch. En concert avec l’ensemble Contrechamps et l’OSR, me 6 avril à 18h30, Victoria Hall. Rens. www.archipel.org et www.osr.ch
Rocco Zacheo a rejoint la rédaction de la Tribune de Genève en 2013; il s'occupe de musique classique et d'opéra et se consacre, de manière ponctuelle, à l'actualité littéraire et à des événements culturels disparates. Auparavant, il a évolué pendant neuf ans au journal Le Temps et a collaboré avec la RTS La Première.
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