Musique contemporainePascal Dusapin transcrit la musique des vagues
Le compositeur présente en première suisse «Waves», pièce ondoyante jouée par l’OSR et par l’organiste Olivier Latry. Entretien.

Il a l’oreille du président de la République Emmanuel Macron, qui lui a passé une commande, voici deux ans, pour accompagner le transfert des cendres de l’écrivain Maurice Genevoix au Panthéon. Est-ce que cela fait pour autant de Pascal Dusapin un compositeur institutionnel? Une lecture en diagonale de ses faits et gestes nous dirait plutôt le contraire, et ferait surgir une figure jouissant certes d’une renommée enviable dans son domaine – ses pièces sont jouées partout dans le monde et les commandes ne cessent de saturer son agenda –, mais qui a cheminé à l’écart des écoles de pensée, des cercles d’influence et des guerres impitoyables qu’elles ont parfois alimentées au XXe siècle.
À 66 ans, le Français incarne comme peu d’autres le statut d’électron libre, en déployant dans ses partitions une musique exigeante et fréquentable à la fois. Il nous en parle à la veille d’un passage à Genève, où il présente en première suisse «Waves», ouvrage pour orgue et orchestre qu’empoigneront l’OSR et le soliste Olivier Latry.
Entendrons-nous le bruit des vagues en écoutant «Waves»?
Je suis parti en tout cas du modèle formel qu’elles nous proposent en étudiant leurs propriétés physiques et tectoniques, qui sont vraiment inspirantes. J’ai regardé de près la manière qu’elles ont de se poser les unes sur les autres, le rythme des déferlements, leurs formes et dynamiques. Tout cela alimente un discours musical, mais je ne fais pas pour autant dans l’illustratif.
De quelle manière faites-vous infuser la nature dans vos créations?
Je me penche sur tel élément sur un temps long, je me documente en achetant toutes sortes de livres et en me tournant vers ces questions que posent les physiciens ou les mathématiciens. J’observe et, soudainement, je m’aperçois que la nature peut livrer une piste de réflexion tout à fait nouvelle. Ce fut le cas par exemple pour «Morning in Long Island», où on trouve plusieurs déferlements naturels. Lorsque je pense aux vents ou aux nuages, je les perçois comme de fantastiques écoles de composition: j’y trouve des variations et des recompositions de formes infinies.
Quel est votre premier geste qui mène à une nouvelle œuvre?
Je peux répondre en racontant ce que je viens de vivre. J’ai terminé le 18 octobre passé un opéra qui sera créé au Festival d’Aix et j’ai entamé dans la foulée une autre partition. Mais je ne partais pas pour autant de zéro: cela faisait un certain temps déjà, disons trois ans au moins, que je revenais en pensée à cette dernière commande. L’entrée dans la partition se fait donc après une longue maturation des idées qui ont beaucoup macéré et infusé au préalable. En me lançant dans le travail, je suis comme un randonneur en montagne: je fixe la cime que je veux atteindre. Pour y arriver, il faut que je modifie parfois le parcours, que je fasse des arrêts, que je redescende un peu pour mieux remonter.
«J’observe et, soudainement, je m’aperçois que la nature peut livrer une piste de réflexion tout à fait nouvelle.»
Faites-vous tout à la main? Avez-vous recours aux ordinateurs?
Je suis un de ces derniers dinosaures qui écrivent tout à la main, de manière très précise. J’ai déjà essayé des logiciels, mais ils m’ennuient et ils m’emmerdent prodigieusement.
Pourtant, les jeunes générations travaillent presque uniquement grâce à des logiciels qu’on croit incontournables.
Je n’ai eu que de rares occasions d’enseigner à des compositeurs en devenir. Souvent, ils sont obligés d’écrire à l’ordinateur parce qu’ils n’ont pas d’éditeur et qu’il faut présenter un travail impeccable. Cela a des implications importantes sur le métier. Car concevoir de la musique de manière abstraite, comme un architecte face à ses plans, requiert un savoir-faire que l’intelligence artificielle gomme de manière dommageable. Avec ces outils, qui permettent par exemple d’entendre en temps réel le rendu d’un orchestre, on ne se rend plus compte que le système pense à votre place. On peut lui demander d’exécuter des notes pour trompette ou hautbois que ces instruments ne peuvent tout simplement pas jouer. Ce qu’il est intéressant de percevoir avec l’éclosion d’une technologie n’est pas tant ce qu’on gagne avec elle mais ce qu’on perd. Et on perd toujours quelque chose.
«Tout est vocal à mes yeux, même quand je ne compose pas pour des voix.»
Quelle place laissez-vous à l’interprétation des musiciens? Exigez-vous qu’ils soient fidèles à l’idée que vous avez de votre pièce?
Je le découvre en réécoutant mes œuvres qui remontent à plusieurs décennies: mon point de vue sur la manière de les jouer n’a cessé d’évoluer. Je crois aussi que la musique se charge d’elle-même d’un effet de style, d’une interprétation qui évolue avec le temps. Je suis donc bien loin de ce discours qui exige des œuvres qu’elles restent figées. Il faut que l’interprète se les approprie entièrement.
La voix occupe une place conséquente dans votre répertoire. Qu’est-ce qu’elle vous apporte?
Tout est vocal à mes yeux, même quand je ne compose pas pour des voix. J’ai une admiration sans borne pour les chanteurs, et puis la voix me permet de déambuler dans le monde littéraire, mon autre grande passion.
Vous n’avez jamais adhéré à aucune chapelle de compositeurs. Pourquoi?
Cela ne m’a jamais intéressé. Un temps, j’ai été un étudiant de Xenakis, artiste dans les marges. À 17 ans, au moment où j’ai su que j’allais devenir compositeur, j’étais déjà attiré par cette figure. Mais ma musique n’a jamais ressemblé à la sienne, et parfois on me le fait remarquer. En revanche, Xenakis m’a rendu libre et c’est ça qui compte. À 20 ans, je n’étais pas dans le milieu des conservatoires. J’ai suivi en auditeur libre, durant une année, les cours d’Olivier Messiaen, mais il ne m’a pas bouleversé. Je m’intéressais davantage aux Beaux-Arts et à l’architecture, alors que les grandes années de la terreur sérielle étaient déjà terminées. Quelques années plus tard, j’ai croisé les tenants de la musique spectrale, ses théoriciens, Gérard Grisey et Tristan Murail. J’ai assisté à toutes leurs créations mais j’ai compris que je n’entrais pas dans ce sérail non plus. Cela a fini par me rendre service, j’ai pu chercher et trouver une voie personnelle.
Comment vivez-vous votre notoriété?
Je ne suis pas Johnny Hallyday… (rires), quand je sors de chez moi on ne m’arrache pas le tee-shirt. Mais il faut quand même veiller à ce qu’on ne se fasse pas une idée figée de vous. Cela passe par un renouvellement constant, par des changements de braquet. Au fond, je suis toujours la même personne qui laboure sans cesse ses partitions, qui travaille beaucoup et dort trop peu.
Orchestre de la Suisse romande, Olivier Latry (orgue), Steven Isserlis (violoncelle), Victoria Hall, jeudi 18 novembre à 19 h 30. Renseignements: www.osr.ch
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