L’OrangerieOraison pour les enfants conçus dans la violence
Pour la dernière création à l’affiche du théâtre estival, Manon Krüttli adapte le roman de Violaine Bérot, «Comme des bêtes». Un beau spectacle râpeux.

Une montagne – peu importe qu’elle se dresse dans les Alpes, les Pyrénées ou ailleurs. Un drame – contemporain, ancestral ou mythologique. Ses acteurs – aussi bien hommes, créatures féroces que fées. Dans un paysage de «Heidi», plusieurs témoins répondent aux questions supposées d’un juge ou d’un commissaire de police, nul ne sait. L’interrogatoire porte sur la personnalité de l’Ours, un enfant du pays à la carrure de géant, un simple d’esprit guérisseur de vaches, un troglodyte mutique accusé d’avoir séquestré une fillette.
Les crêtes ont beau se détacher du ciel bleu, dans le pictural décor tout en peaux de bêtes conçu par Jonas Bühler, les limites, ici, n’ont pas cours: aucune frontière ne vient séparer les règnes animal, végétal et minéral, on serpente entre le fait divers et la fabulation, en se fiant tantôt à la raison, tantôt à la croyance. Sur scène, dans leurs intemporels costumes folkloriques (bravo à Paola Mulone), les présences parlent ou se taisent, circulent ou bougent à peine.

Sous une lumière sans cesse changeante, un chœur de trois vieillards (Marco Bernath, Roland Blättler et Roland Krüttli) prolonge physiquement la voix des fées que diffuse la bande-son: selon la légende, celles-ci volent les bébés «imposés» pour les ramener dans leur grotte. Un grand gaillard crapahute (le danseur Marcel Leemann), déployant ses membres de réprouvé, roulant ses rondins de bois dans un grondement de colère: c’est le fou, le sauvage, le paria, dont on apprendra qu’il fut le fruit d’une agression.
Seuls à prendre la parole sur scène, Jeanne De Mont et Juan Antonio Crespillo se partagent avec beaucoup de finesse les personnages restants – mère, institutrice, camarade, éleveur ou randonneur –, parfois en canon, sans que la moindre césure entre leurs dépositions ne prête le flanc au manichéisme. Tiré du tout récent roman éponyme de la Française Violaine Bérot («Nue, sous la lune», «Tombée des nues»…), le texte mêle organiquement les points de vue, sans distribuer de quelconques gommettes garantes d’une morale bien-pensante. Même quand, au détour d’un col, son propos débouche soudain sur le cas du viol. Ou se fait cri pour défendre, sans jamais le nommer, ce droit à l’avortement aujourd’hui menacé.

Pour mettre en scène ce récit d’une brutale intrusion de la loi dans un fragile équilibre naturel, la Genevoise Manon Krüttli souligne l’aspect poreux de l’écriture. L’artiste associée du Poche réussit avec doigté et intelligence à reconstituer le territoire accidenté de ceux qui vivent à la lisière des mondes, là où on se comprend autrement, «Comme des bêtes».
«Comme des bêtes», jusqu’au 28 août au Théâtre de l’Orangerie, rencontre avec l’autrice Violaine Bérot ce samedi 20 à 18 h, www.theatreorangerie.ch
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