Rebondissement potagerNouveau coup de théâtre dans la saga du cardon épineux de Plainpalais
On le pensait arrivé à Genève fin XVIIe. Erreur, selon l’historienne Isabelle Brunier. Il était consommé sous nos cieux au moins un siècle plus tôt. De bleu! Explications.

Pour les gourmets, les maraîchers, les historiens autochtones, et même pour votre serviteur, l’affaire était entendue. Pas de doute. Pas d’épine. Le cardon avait débarqué à Genève dans les baluchons des huguenots, exilés sous nos cieux à la Révocation de l’Édit de Nantes. Fin XVIIe, donc. «Vous en connaissez beaucoup, des réfugiés qui pensent à glisser des graines dans leur sac avant de partir?» raille l’historienne Isabelle Brunier. C’est à elle que l’on doit un coup de théâtre dans la chronique genevoise dudit chardon. À la page 17 du numéro de septembre du magazine «Passé Simple» se cache un scoop potager. La chercheuse nous y dévoile que les Genevois boulottaient le cardon et son cousin l’artichaut… un bon siècle auparavant. Fin XVIe, donc. Voire plus tôt encore.
Pavé dans la mare
Voilà, mine de rien, un pavé dans la mare du folklore local. Car tous, par ici, gobaient comme un seul homme la version officielle, relayée, il est vrai, par toute la littérature savante et professionnelle. Comment Isabelle Brunier allume-t-elle sa petite bombe historique? Avec deux menus anciens, découverts aux archives, qui antidatent la présence de ces légumes dans nos marmites.
Nous sommes en 1566. Début décembre, les autorités genevoises reçoivent un jeune aristocrate allemand. Le duc Christophe, fils d’on ne sait exactement quel comte paladin, est venu à Genève pour y «estre instruit es bonnes mœurs, lettres et surtout la crainte de Dieu». On lui déroule la nappe rouge. Sur la table défilent chapon, grives, bécasses, canes sauvages et 18 livres de truite cuite au vin. Plus quelques rares végétaux: des poires, des oranges, des châtaignes. Et des cardes. Oui, en 1566.
L’artichaut au dessert
Et ce n’est pas tout. Six mois plus tard, un souper pour quinze convives est commandé au pâtissier Jean Goudart. Au menu: chapon, poule, pâté de pigeon, tarte, griottes, cerises, raisins de Damas et… artichauts. L’artichaut, parfaitement, lui aussi censé avoir gagné nos rivages 120 ans plus tard. L’historienne note au passage qu’il était alors «bienvenu en fin de repas»; au milieu des fruits et douceurs donc.
La messe est dite: ce ne sont donc pas les réfugiés parpaillots de 1685 qui nous ont amené cette manne-là. Mais pourquoi pas leurs aïeux de la première immigration protestante des années 1550-1560? Isabelle Brunier n’y croit pas. «La vague du premier refuge a reflué très rapidement. Quant au mouvement d’exil qui a suivi la Saint-Barthélemy (1572), il est postérieur aux deux menus attestant ces légumes.»
Sale bête
Artichaut et cardons nous seraient-ils tombés du ciel? «Au XVe, Genève est une place de foires de grande importance», rappelle l’historienne. «Y sont organisés plusieurs grands événements annuels, où se croisent marchands lyonnais, financiers toscans et piémontais; régions où l’on connaît, cultive et consomme ces légumes.» Il se pourrait donc que l’Épineux ait fait son nid chez nous belle lurette avant le premier prêche de Calvin à Saint-Pierre.

Notons pour finir que notre Plainpalaisien ne s’est jamais laissé mitonner facilement. C’est une sale bête. Qui griffe, noircit les mains, s’oxyde à toute vitesse et regorge de filaments. Il faut apprendre à la désarmer, la tailler, la cuire, l’assaisonner pour souligner sa saveur délicate sans la masquer. Voyez la gageure. D’où une question brûlante: comment cuisinait-on le phénomène naguère? «Impossible de le savoir à partir des documents que j’ai pu parcourir. Il s’agit en effet de listes de mets, qui alignent les ingrédients sans détailler les recettes», explique Isabelle Brunier.
Il se peut que le traditionnel gratin crémeux, qui prévaut aujourd’hui lors des fêtes de fin d’année à Genève, soit, lui, tombé de la dernière averse gastronomique.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.