Combien de temps cette schizophrénie sera-t-elle tenable? Vous avez d’un côté un ministre suisse, Ignazio Cassis, qui vient faire le malin à New York. Je dis faire le malin car on constate son ego regonflé à l’hélium par cette montée à la tribune onusienne, il y a quelques jours. Cela pour un discours devant le Conseil de sécurité. Tremble Moscou! Monsieur Cassis trouve que la Russie viole en Ukraine de manière «flagrante» les règles de l’État de droit. Pas que les règles de droit, d’ailleurs, osera-t-on lui préciser.
D’un autre côté, après ces paroles que l’on qualifiera d’offensives, la Suisse, accrochée à sa pseudo-neutralité à géométrie folklorique, vient pour la troisième fois de refuser à un pays européen de livrer aux Ukrainiens du matériel militaire fabriqué en Suisse. Cette fois, c’est l’Espagne, par la bouche de sa ministre de la Défense, Margarita Robles, qui a dû reconnaître qu’il n’était pas possible d’expédier en Ukraine des armements espagnols achetés et payés jadis aux Helvètes. En novembre, l’Allemagne se voyait opposer un veto à l’idée d’envoyer sur le front du Donbass des munitions de chars fabriquées en Suisse (les Allemands imaginent désormais les produire eux-mêmes). En juin dernier, c’était le Danemark qui n’avait pas pu donner une vingtaine de véhicules de combat Piranha III fatigués, des équipements vieux de 25 ans, pour les mêmes raisons: la loi sur le matériel de guerre.
La neutralité ne s’use que si l’on s’en sert trop, ou mal. Et la Suisse est en train de perdre toute crédibilité dans cette affaire. Si la neutralité favorise chaque fois le même belligérant – la Russie, pour le coup – ce n’est plus de la neutralité, c’est un soutien concret à l’agresseur. Si la neutralité consiste à dénoncer la violation des règles de droit international et du droit de la guerre en se contentant des mots et jamais des actes, ce n’est plus de la neutralité, c’est de la lâcheté. Enfin, si la neutralité consiste à mettre au point et vendre des armes qui ne doivent pas faire la guerre (la Suisse a exporté pour 742 millions de francs d’armes et de munitions l’an dernier, montant qui a triplé en vingt ans), ce n’est plus de la neutralité, mais de la parfaite hypocrisie.
Nous en sommes là. À ne pas vouloir y réfléchir. À faire semblant de défendre une tradition équivoque, dont l’histoire est veinée par le malheur, et qui nous vaut, par exemple, d’admirer sans ciller les jolis tableaux de Monsieur Bührle à Zurich. On racontait aux Suisses, alors, les mêmes sornettes.
La Suisse, qui fait marotte d’être une vieille démocratie, devrait se souvenir qu’elle n’a pas conquis son indépendance en se servant seulement de discours. Et qu’une vraie neutralité, concept éthique et pas juridique, consisterait à ne pas affliger davantage ceux qui payent aujourd’hui la liberté de leur sang, là-bas, en Ukraine.
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1000 vies – Neutres?