Napoléon se méfiait de la petite Genève
Applaudi en 1797 comme général, reçu en 1800 comme premier consul, Bonaparte, devenu empereur, déplorait qu'à Genève on sût trop bien l'anglais…

Le célèbre homme d'État français né à Ajaccio il y a deux cent cinquante ans (le 15 août 1769) est venu deux fois à Genève. La première, c'était en novembre 1797, et la seconde en mai 1800. Devenu empereur en 1804, il n'aura pas l'occasion de repasser nous voir avant sa chute, dix ans plus tard. Ce furent plusieurs Napoléon différents qui eurent affaire avec notre république. L'historien Charles Borgeaud les définit ainsi dans son «Histoire de l'Université de Genève»: «Le soldat de la République, le général en chef de l'armée d'Italie, rend hommage à la patrie de Rousseau, le premier consul lui témoigne son estime et veut connaître ses savants, le consul à vie l'honore tout en y discernant un foyer «d'idéologie», l'empereur couronné par le pape la tolère, l'empereur malheureux la déteste.»

Première apparition: le 21 novembre 1797. Venant d'Italie par la Savoie, le général Bonaparte fait étape à Genève, avant de s'arrêter les jours suivants à Lausanne, Berne, Soleure et Bâle. Il se rend à Rastatt, en Allemagne, pour participer aux travaux du congrès réunissant des représentants de la France, de l'Autriche et de la Prusse. On doit y parler nouvelles frontières, après les succès militaires de la jeune République française en Allemagne.
La réception du général est cordiale. On a même décoré le bâtiment abritant la Bibliothèque (dans l'actuel Collège Calvin), que le vainqueur d'Arcole et de Rivoli a demandé à visiter. Edouard Elzingre, pour les besoins d'une illustration du livre «La Restauration genevoise» d'Alexandre Guillot, a représenté une poignée de Genevois acclamant Bonaparte. Ceux-là mêmes que le résident de France, Félix Desportes, s'emploie depuis 1794 à convaincre des avantages de devenir Français.
«Vieux enfants de la liberté»
En 1797, Bonaparte est bienveillant. Il accorde aux notables genevois le titre de «vieux enfants de la liberté» et voudrait que la France fût «entourée par une ceinture de républiques semblables à elle», ajoutant même que si «Genève n'existait pas, il faudrait la créer», rappelle René Guerdan dans son «Histoire de Genève» (1981). Le général repart le 22 novembre après avoir dormi à Saint-Jean, dans la maison de campagne du résident de France. À ceux qui s'étonnent qu'un si grand homme, avant de quitter la ville, tienne à se rendre chez le chef du gouvernement genevois pour prendre congé, Bonaparte réplique: «Une république de 30 000 âmes est à mes yeux aussi respectable qu'une de 30 millions.»
De belles paroles sans conséquences, puisque la France gouvernée par les cinq membres du Directoire annexera Genève le 15 avril 1798. L'attention de Bonaparte est alors entièrement tournée vers la campagne d'Égypte qui va commencer. L'annexion est faite sans résistance, grâce aux manœuvres du résident Félix Desportes et à la situation délicate des Genevois, entièrement cernés par la France depuis qu'elle a englouti la Savoie en 1792. Prise en étau, Genève perd son indépendance, mais ne renonce pas à ses bonnes relations avec l'Angleterre, notamment commerciales. Ce pays étant l'ennemi principal de la France, c'est par la contrebande que les Genevois contournent le blocus imposé par Paris. L'anglophilie de ses sujets du bout du Léman restera comme une épine dans le pied de Napoléon. «Cette ville où l'on sait trop bien l'anglais», dit-il de Genève.
Le 9 mai 1800, quand Bonaparte revient dans notre ville, il est le chef d'un gouvernement appelé Consulat. C'est donc un Napoléon premier consul que la Genevoise Rosalie de Constant décrit sans complaisance, dans une lettre à son frère: «Je l'ai vu passer, cet homme étonnant. Il est peu de figures plus désavantageuses, on n'y trouve pas un seul trait qui annonce le héros.»
Malgré sa méfiance à leur égard, le premier consul garde une grande curiosité pour les Genevois et leurs talents. On le sait grâce au témoignage de certains participants à la réception donnée en son honneur le 10 mai 1800 dans les salons de la préfecture du Léman (ancienne demeure du résident de France), à la Grand-Rue. Parmi les 160 invitées et invités, le pasteur Pierre Picot et son fils Jean écrivent chacun dans son journal.
Pierre: «Sa physionomie est fine, ses yeux perçants, son teint hâlé par le séjour en Égypte, ses cheveux coupés et sans poudre. […] Sans sortir de sa place sous le lustre du milieu du salon, il s'entretient avec tous ceux qui l'abordent, non de la politique, mais de science, de mathématique, de chimie, de l'Égypte. […] De Lasne [Lannes], Du Roc [Duroc] et ses autres généraux disent que jamais il n'a donné autant de temps à la société.»
Jean: «Le général Lannes assure que depuis neuf ans qu'il ne le quitte pas, il ne lui a pas vu accorder plus d'un quart d'heure à une société de femmes, et qu'il ne comprend rien à sa conduite d'aujourd'hui, que c'est une grande faveur qu'il fait à nos dames.»
Le premier consul demeure à Genève jusqu'au 12 mai 1800. Les bâtiments qui l'ont vu passer existent toujours en 2019. Il loge dans la maison de Saussure, 2, rue de la Tertasse, dîne chez le général Berthier dans la maison Picot, 12, place de la Fusterie, et se rend à Beaulieu, dont il envisage de louer la maison de maître (actuelle école primaire de Beaulieu).
Ayant rejoint son armée prête à franchir le Grand-Saint-Bernard, Napoléon quitte Martigny le 21 mai pour ne jamais revenir sur les bords du Léman.
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Sous l'Empire, des rapines artistiques s'entassent à Genève
Avant même la création d'un musée dans la Cité de Calvin, des tableaux s'y entassent déjà, de par la volonté du gouvernement de Paris. Ces œuvres d'art italiennes, espagnoles ou françaises proviennent des rapines de la Révolution et des campagnes militaires de Bonaparte. Elles ont été choisies dans les collections du Louvre et de Versailles pour être livrées à l'admiration des Genevois devenus Français en 1798. Un effort de décentralisation artistique qui concerne quinze villes de l'ancien royaume, dont trois situées sur de nouveaux territoires: Mayence, Genève et Bruxelles. Nous sommes en 1801 et l'envoi des tableaux tarde jusqu'en 1805. Ils arrivent enfin, groupés sous le nom d'«Envoi de Napoléon Ier», le premier consul étant devenu empereur en 1804. Il y a parmi eux une toile anonyme du XVIIe siècle visible cet été au Musée Rath, dans le cadre de l'exposition «Silences». C'est «Rieur», que des envoyés du gouvernement révolutionnaire étaient allés prendre au domicile parisien d'un Anglais, Quentin Crawford, que la Révolution avait incité à rentrer dans son pays sans armes ni bagages. Un procédé parmi d'autres qui permit à la France d'enrichir son patrimoine au tournant du XVIIIe siècle. Grâce à l'«Envoi de Napoléon Ier», des peintures, décrochées dans les églises sous la Révolution, prises chez des collectionneurs titrés ou non, ou ramassées en Italie ou en Allemagne, grossissent les collections publiques. Genève voit arriver, outre «Rieur», une «Mise au tombeau» de Véronèse, que le roi avait à Versailles, «Saint-Léonard refusant les présents du roi», par Philippe de Champaigne, qui était dans Notre-Dame de Paris, des tableaux réquisitionnés à Milan, Nuremberg et Munich («Le Temps et les Parques» d'Antoine van Dyk).

Les toiles religieuses sont exposées dans l'église Saint-Germain, rue des Granges, et les autres à l'Hôtel de Ville, avant d'être transportées en 1826 au Musée Rath. C'est le noyau de la collection des beaux-arts du Musée d'art et d'histoire (MAH). De quoi faire mentir l'adage «Bien mal acquis ne profite jamais».
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