Lettre à Jean Ziegler
Tout en reconnaissant ses qualités humaines, l’auteur de ce blog critique l’idéologie de l’essayiste genevois à qui il reproche d’avoir tordu les faits et donné une fausse image de la Suisse.
Ce billet est signé par un blogueur de la plateforme «Les Blogs» en partenariat avec la «Tribune de Genève». Il n’engage pas la Rédaction.

Mon cher Jean, tu m’as toujours tutoyé, sans m’appeler évidemment camarade; alors je me permets de te rendre la pareille. Nous nous connaissons depuis longtemps. En 1972, à la naissance de ma fille, tu m’avais écrit une lettre très sympathique, souhaitant, toutefois, à Delphine de contester à fond son père et ses idées libérales réactionnaires. N’étais-je pas un porte-parole aveugle et sourd de cet impérialisme secondaire à la remorque de l’impérialisme primaire américain. Ce capitalisme meurtrier! Mais ta chaleur humaine déconcertante donne toujours envie de partager un café. Te souviens-tu aussi de cette émission sur France 3 à Paris en 1977? Tu étais encensé par les journalistes parisiens, enchantés de voir et d’écouter ce Suisse qui fracassait l’image trompeusement lisse de la Suisse. Ah quel plaisir! J’avais été invité comme contradicteur, destiné à être pulvérisé par toi et tes amis fervents; cela allait jusqu’aux maquilleuses. Je ne fus pas vraiment pulvérisé Lorsque Jacques Attali déclara doctement que, certes, il pouvait y avoir quelques outrances, quelques simplifications dans tes propos et tes écrits, mais, que diable, c’était le genre du pamphlet, donc normal, je lui avais répondu ceci. Est-ce que pour le Parti socialiste français le respect des faits, de la vérité n’a pas d’importance. J’entends encore la réplique: mais pas du tout, le Parti socialiste est rigoureux dans ses analyses et s’appuie sur des faits établis. Assez drôle. Un peu la même chose avec Olivier Todd, sur le plateau aussi. Peut-être une toute petite gêne malgré tout.
Une vraie compassion pour les pauvres
Car, c’est le problème, mon cher Jean. Emporté par ton zèle accusateur et missionnaire, ta relation avec les faits est des plus élastique et partiale. Ce que tu dis et que tu écris n’est jamais complètement faux, je le reconnais, mais est toujours partiel et réducteur. La conclusion idéologique précède et encadre toute l’analyse. Évidemment, ça porte sur tes admirateurs et assure ton succès. La professeure’ de philosophie Jeanne Hersch avait bien vu cette absence de rigueur, pour ne pas dire d’honnêteté intellectuelle. Elle ne voulait pas que tu fusses nommé professeur ordinaire de sociologie. Son sens de l’honneur académique s’y refusait. Tu le fus, par une majorité du Conseil d’État où le PDC Guy Fontanet emporta la décision. C’était de pure opportunité politique.
Nous nous sommes retrouvés plus récemment sur Léman bleu, à l’occasion de la venue du Pape. C’était drôle. Il faut supprimer le Vatican, détruire la Curie, vendre tous les tableaux et brader le patrimoine artistique, culturel de l’Église catholique: afin de consacrer les sommes gagnées ainsi aux enfants africains qui meurent de faim. Tu garderais quand même ta maison de Russin, j’espère! Et puis, tu appelas Jésus à la rescousse; ce révolutionnaire. D’ailleurs, il n’y a qu’à lire Renan sur Jésus. Et d’ailleurs Lénine, qui fréquenta la Société de lecture, l’avait certainement lu. Lénine-Jésus, même combat marxiste léniniste. Il fallait y penser. Cela ne nous empêcha pas de repartir ensemble en voiture où tu me dis des choses très gentilles, m’engageant même à écrire mes mémoires; ce que, —je rassure ici—, je me garde bien de faire.
Vois-tu Jean, je ne cherche pas à nier tes qualités d’esprit et surtout de cœur. Tu as une vraie compassion pour les pauvres et les exploités. Tu dénonces des phases de l’histoire et des réalités actuelles qui méritent un examen critique. Le colonialisme, les excès du capitalisme, les bulles financières déconnectées des réalités économiques et sociales, l’inégalité du développement… Mais le pamphlet sur des faits compliqués détruit la crédibilité de ton message. Tout au moins chez ceux qui réfléchissent. C.’est vraiment l’appel à l’empathie humaine à laquelle on peut être sensible. Tu es un chic type, généreux, avide de justice dans le monde, qui a développé avec talent et charisme un registre idéologique et polémique. Jusqu’à l’aveuglement. Dénoncer les Franco ou Pinochet du genre, ah oui. Mais pas Castro et ses prisons horribles, pas un dictateur éthiopien. Épargner les camardes! ça détruit beaucoup du réquisitoire.
Une démocratie de la corruption, vraiment?
Sur la Suisse, deux remarques. Tu aurais offert à Che Guevara de le suivre pour combattre. Il t’aurait répondu, d’après toi: non, reste ici et agis dans le cerveau du monstre. Le monstre, la Suisse. Un brave monstre, mon cher Jean, qui t’a permis une bonne vie! Et puis tu viens de récidiver, l’autre soir aux Forces motrices. La Suisse ne serait qu’une démocratie sur le papier. Dans les faits, elle ne serait qu’une démocratie de la corruption. Et les applaudissements indécents de crépiter. Eh bien, je trouve que dire cela est immensément ingrat et même honteux. Allez dire cela aux Iraniens tués dans la rue, aux Afghanes cloîtrées dans leurs vêtements, à tous ceux qui se battent et meurent, luttant contre la tyrannie en rêvant de démocratie. Et dire que tu as été Conseiller national et que ta liberté d’expression a été totale. De tels propos sont vraiment énormes et profondément choquants. La démocratie suisse n’empêche pas des comportements critiquables. Mais quelle chance et quelle responsabilité que d’y vivre et d’en vivre. Tout en vitupérant, tu en auras été un notable privilégié.
Voilà mon cher Jean. Encore une fois, je reconnais tes qualités et tes talents. Je connais ta chaleur humaine. Mais je continue de dire haut et fort que tes engagements ont été souvent partiaux et lourdement idéologiques; que tes dénonciations ont été souvent mensongères, tes propos souvent d’une agressivité caricaturale. Quant à tes jugements sur les despotes, ils auront été vraiment à géométrie variable On ne te changera pas. Enfin, j’avoue que je suis sensible à ta spiritualité, que tu viens d’exprimer avec de beaux mots. Je te souhaite encore, ici-bas, des jours ensoleillés auprès des tiens.
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