Nouvelle scèneLes musiques traditionnelles électrisent l’avant-garde
Venu d’Auvergne, solidement connecté à Genève, le collectif La Nòvia mène une éblouissante relecture du répertoire rural à l’aune des musiques répétitives. Rencontre lors d’une fabuleuse nuit de noce à la Cave 12.

Emportée par les chants, la nuit de noces bat son plein. C’était il y a deux semaines, le public de la Cave 12 en lévitation devant le groupe Jéricho. Quatre musiciens sur scène. La vielle à roue, le banjo ainsi que les cornemuses cabrette et chabrette déroulent leurs notes lancinantes, profondes, volcaniques, tandis que deux voix s’élèvent lentement. Formation incontournable pour qui s’intéresse au renouveau des musiques traditionnelles, Jéricho est arrivé à Genève suivit par une armada de projets: Les Violoneuses, La Baracande, Les Géantes, Au Seuil du Vent… Tous réunis dans un collectif au nom de citadelle: La Nòvia. Ce pourrait être «la neuve»? Il s’agit en vérité de «la jeune mariée». Celle qu’on imagine danser jusqu’au matin.
lI y eut trois soirs en tout à la Cave 12 avant que les instruments ne se taisent, repus de ces litanies qu’on entonne à l’infini. Ravi, l’auditeur a cru bon de ramener quelques disques, dont le récent «De Dreit Nien» de Jéricho. Dérisoire tentative de retenir un peu de ces sensations intenses éprouvées durant le concert, même si l’album s’avérera excellent.
Ne jamais rester figé
Pour achever la noce, il ne manquait que le plancher de bal: trop onéreux finalement pour qu’on l’installe ici, sans compter les contraintes sanitaires dues à la pandémie. Il n’y a pas eu de bourrée cette fois, ni de cercles circassiens. Au grand dépit de l’association genevoise Pour le Bal, engagée elle aussi dans les festivités. Mais on reviendra! Car une certitude s’impose: née il y a dix ans au Puy-en-Velay, en Auvergne, La Nòvia porte un mouvement artistique d’une grande richesse, se plaçant dans l’avant-garde musicale grâce à ses extraordinaires relectures du répertoire rural à l’aune des musiques répétitives. Les sonneurs du village se sont emparés des pédales de distorsion! Et pareille démarche rencontre de vifs échos, en France comme à Genève.
Qui sont-ils, les gens de La Nòvia? La première personne à répondre est la chargée de production, Elodie Ortega. Mener des créations originales constitue le premier objectif de cette association regroupant désormais treize musiciens, ni plus ni moins. Ainsi que l’indispensable ingénieur du son. La Nòvia gère les tournées. Ce sont de prestigieuses commandes, pour le Centre Pompidou, pour la Scène nationale de Nantes. Quand La Nòvia joue «In C» de Terry Riley, pionnier américain du minimalisme, on lui déroule le tapis rouge. Ce qui n’empêche le collectif d’aller se produire régulièrement dans les bals trad’, loin des métropoles. «La Nòvia, répond Elodie Ortega, c’est avant tout le lieu d’une esthétique.»
«Les musiques qui m’ont nourri procèdent de réappropriations progressives. C’est là toute la saveur d’un répertoire transmis par oral.»
Les musiciens, alors. Ils ont dans la trentaine, certains ont fréquenté les Beaux-Arts, d’autres le Conservatoire. Plusieurs d’entre eux ont vécu leur enfance dans un milieu familial proche des traditions populaires. «Mes grands-parents fréquentaient le bal musette, raconte Jacques Puech, chanteur et joueur de cabrette dans le groupe Jéricho. Entre fox-trot, paso-doble et tango, on jouait une bourrée au prétexte du «folklore» local.» À ne pas confondre avec le folklore en habit de défilé, cette version officielle, lessivée, totalement figée, de ce que doit être la culture régionale. «Au contraire, les musiques qui m’ont nourri procèdent de réappropriations progressives. C’est là toute la saveur d’un répertoire transmis par oral, réinventé sans cesse, chaque interprète amenant ses variations.»
«Le pain de l’amour»
Pour retrouver dans l’histoire de France pareil engouement, il faut remonter aux années 1970 et 1980, lorsque des passionnés et des musicologues, qu’on a qualifiés de collecteurs, ont fait du «trad’» leur objet de recherche, nourrissant d’innombrables archives sonores. Il y eut dans la foulée son lot de groupes folk, électrisant avec joie ce patrimoine discret. «Nous poursuivons ce mouvement, ajoute Jacques Puech, mais sans pour autant donner dans le fantasme d’un passé révolu, comme ce fut si souvent le cas avant.»
À bien y regarder, on a tous un tout petit peu de musique trad’ dans l’oreille. Évoque-t-elle le Moyen Âge? Ce serait une erreur. Au mieux, le répertoire remonte au XIXe siècle et provient du Massif central comme de la Bretagne, également des Alpes, au Nord comme au Sud. Notamment. Tel cette «Blanche biche», complainte fameuse qui connaît forces variantes du Piémont jusqu’au Québec! Des chansons, beaucoup évoquent les sentiments. Ce sont des «belles» et des «cadenas», un «four» dans lequel on fera «cuire le pain de l’amour». Des textes contemporains entrent dans la danse, suscitant de nouvelles compositions, ainsi de cette «Litanie» en occitan que Jéricho a empruntée à Jean dau Melhau, spécialiste des troubadours.
Les joies du «noise»
De l’acoustique, l’amplification a mené vers une recherche de timbres inédits. La vielle à roue s’acoquine d’un synthétiseur modulaire, comme c’est le cas pour le duo Les Géantes. Le format est intimiste parfois, ainsi des Violoneuses – Mana Serrano et Perrine Bourel concentrées sur le chant et les violons. Mais La Nòvia sait combien le public, quand il aime également le rock, n’apprécie rien tant que les sonorités explosives. Vibrations, flottements, raclements, pédales d’effets, jeu d’écho, mur du son: c’est La Baracande, le «noise» assourdissant des squats croisant le bal folk. Avant que les dissonances ne se résolvent in fine dans une harmonie d’une extrême délicatesse.
Cette noce à la Cave 12, on y revient encore. Si La Nòvia a trouvé son public à Genève, la scène improvisée du cru y est pour beaucoup. L’association Insub en particulier, instigatrice de la série de concerts. Ses membres émérites, l’électronicien d’Incise, le batteur Cyril Bondi, sont également à l’initiative du trio La Tène, avec le joueur de vielle français Alexis Degrenier. Jamais à mal d’enthousiasme face aux nouveautés, Cyril Bondi conclut: «Après la world fusion, après les traditions revisitées façon Benetton, une nouvelle scène rend à ces musiques autant de respect que de finesse. On pense toujours que les traditions ne se trouvent qu’ailleurs dans le monde. Alors qu’elles existent à 200kilomètres d’ici et restent vivantes.»
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