La Comédie de GenèveLes Fondateurs fignolent la pièce montée qu’on n’osait rêver
Julien Basler et Zoé Cadotsch se surpassent encore dans l’intelligence, la finesse et la drôlerie auxquelles ils nous avaient habitués. «Les Bovary» n’est rien d’autre qu’un pur chef-d’œuvre!

Ils sont trois, «Les Bovary»: David Gobet, Aurélie Pitrat et Aline Papin, trinité de comédiens la plus funambulesque de la région. On les cueille dans une simple cuisine: conventionnelle, bourgeoise, regorgeant de surprises. Membres d’un collectif de théâtre, ils préparent une adaptation scénique de «Madame Bovary». Tandis qu’ils rangent l’espace et font tranquillement la vaisselle – ah, tiens, se dit-on, ils ont installé un système de robinetterie, avec de l’eau qui coule pour de vrai – leur iPad diffuse une émission de radio sur Gustave Flaubert.
«C’est toujours en empilant de modestes briques que Les Fondateurs chatouillent le firmament de l’intelligence.»
Le projet scénographique du trio se négocie. Pour bien rendre les épisodes clés du récit – vous les avez en mémoire: le mariage de Charles et Emma, le bal chez le marquis d’Andervilliers, les Comices d’Yonville, la course en fiacre avec Léon… – nos Bouvard et Pécuchet de la mise en scène commencent par envisager un décor scrupuleusement littéral, dans ses détails plus grands que nature. Le caractère irréaliste du défi leur inspire alors toutes sortes de ruses technologiques, qu’ils devront peu à peu revoir à la baisse, jusqu’à se satisfaire d’une humble métaphore. Sur un plan artistique, les voilà plongés dans un bovarysme sans fond…
Une extase esthétique
Suite à leurs récents «Don Juan» et «Tartuffe» d’après Molière, Les Fondateurs s’attaquent avec «Les Bovary» à un monument du roman français. Rien, a priori, de plus éloigné du principe initial de la compagnie genevoise: que la construction en temps réel d’un décor sur scène crée l’étincelle dramaturgique (pour rappel, dans les années 2010, «Les Fondateurs se marient» ou «Les Fondateurs font du théâtre»). Pourtant, le metteur en scène Julien Basler et la plasticienne Zoé Cadotsch ne trahissent pas une seconde leur doctrine matérialiste. C’est toujours en empilant de modestes briques qu’ils chatouillent le firmament de l’intelligence. Le faisant rire aux éclats, et nous avec.

Car, sur le plateau, nos créateurs ne font pas qu’échafauder des plans. Alors qu’ils imaginent le gâteau de mariage, ils dégustent la pâtisserie qui sort du four, sirotent le café qui vient de gargouiller sur sa plaque: ici, on a affaire à du tangible. En retour, d’une projection à l’autre, leurs propositions les amènent à incarner la narration. Voici Aline passagèrement en Emma, Aurélie en Charles, David en Homais – ce dans toutes les combinaisons possibles. Le concret continue bien d’engendrer la fiction, ainsi que les émotions qu’elle charrie. Et le bovarysme n’est soudain plus une fatalité: le théâtre artisanal tient sa promesse de magie. Charles, dans l’oreille de son épouse à l’opéra de Rouen, ne s’extasiera-t-il pas devant le système de tuyauterie permettant à une fausse fontaine de couler? Les effets miroirs de la mise en abyme ne causent rien moins que l’extase esthétique du spectateur.

Que le matérialisme prenne en revanche son autre sens, celui d’une avidité de biens, et la chute n’en sera que plus dure. Si Les Fondateurs esquivent la scène du suicide d’Emma, ils concluent sur une sublime allégorie de son consumérisme mortifère. La cuisine populaire comme berceau de l’art se met à vomir en silence des cartons entiers de bibelots, que notre divine triade s’emploie à ranger tranquillement. Le danger ne réside pas dans le rêve, mais dans l’illusion que celui-ci s’achète.
«Les Bovary» Jusqu’au 7 mai à La Comédie, www.comedie.ch
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