L'entreprise sans chef
Systeo, une PME genevoise, s'est réorganisée selon les principes de l'entreprise libérée. Fin de la hiérarchie, des places et horaires fixes; salaires égaux et responsabilisation des employés.

Debout. La seule séance de la semaine ne dure pas plus de trente minutes autour d'une table haute, sans chaise ni procès-verbal. «Xavier, comment ça va? Qu'est-ce qui t'a plu la semaine dernière?» Pour s'assurer que chacun s'écoute, les téléphones portables sont éteints et déposés dans une boîte. Chacun prend la parole, détaille les projets en cours, mais pas seulement. «Stéphane, c'était bien tes vacances?»
Systeo est une entreprise dite «libérée». Pas de chef, salaires égaux, horaires libres et accès aux comptes à tous les collaborateurs. C'est Claude Frei, cofondateur, qui reçoit pour expliquer ce fonctionnement «horizontal». Pourquoi lui et pas un autre? «Je ne suis pas directeur, précise-t-il d'emblée. Je suis devenu porte-parole de l'entreprise parce que cette tâche m'intéresse et parce que mes collègues ont décidé de me faire confiance pour cela.» Il demeure le plus âgé (56 ans) et l'un des trois associés qui ont créé l'entreprise qui met en place des solutions informatiques pour les PME. Une société créée il y a trois ans. Ils étaient trois en 2014. Aujourd'hui, ils sont huit. Le mois prochain, une femme quinquagénaire viendra compléter l'équipe.
«Ceux qui bossent sont ceux qui savent»
Paradoxalement, c'est l'engagement d'un manager qui a conduit les associés à tout remettre à plat il y a deux ans. «Ça a été un échec, mais c'était de notre faute. Nous traversions une crise. La peur nous a fait croire qu'il fallait introduire une couche de management supplémentaire», explique l'autodidacte qui a exercé par le passé la fonction de directeur d'une société informatique. Suite au départ de ce cadre, les dirigeants décident de se mettre au niveau de leurs collègues. «Il a fallu mettre son ego de côté, sourit Claude Frei. Egaliser tous les salaires et instaurer un rapport basé exclusivement sur la confiance.»
Dans ce système, le titre et le cahier des charges correspondant ne font plus sens. Seuls demeurent des individus qui prennent des responsabilités. En conséquence, les cadres intermédiaires n'ont plus leur place dans l'organigramme. «Ceux qui bossent sont ceux qui savent, résume le désormais porte-parole. Il n'y a que ce que tu fais qui légitime ta place.»
Durant la séance hebdomadaire, l'un des employés a évoqué la nécessité de remplacer du matériel informatique. «Il sait ce qu'on peut dépenser ou non puisqu'il a accès aux comptes. Il en prend la responsabilité», complète le cofondateur de Systeo. «Moi, je m'occupe aussi de la vente, parce que c'est ce que je sais et aime faire», poursuit-il. Avant cela, un autre a pensé nécessaire de refondre l'administration de la boîte. Il l'a fait. Le recrutement? «Ceux qui s'intéressent à la question peuvent participer aux entretiens d'embauche et donner leur avis sur les candidats.»
Ceux avec qui ça ne marche pas
A l'heure où bon nombre de métiers se transforment de manière brutale, l'intérêt pour ces nouvelles formes d'organisation s'intensifie. L'entreprise libérée découle du concept d'holacratie, un mot apparu aux Etats-Unis au début des années 2000. Depuis, une «bible» définit les méthodes d'organisation d'une structure qui abolit la hiérarchie pour fonctionner en réseau. A Genève, Loyco, société proposant des solutions de gestion (plus de 70 collaborateurs) fut l'une des premières à adopter ce modèle. Beaucoup y pensent, d'autres empruntent des fragments, mais peu mènent l'expérience de manière intégrale. «Il s'agit surtout de pouvoir s'adapter rapidement à l'environnement, complète Claude Frei. Si demain, un membre de l'équipe est convaincu que l'on doit ouvrir un foodtruck, on l'écoute et on en discute.»
Au quai du Seujet, où viennent de s'installer les collaborateurs de la firme, l'absence de hiérarchie se retrouve dans la distribution de l'espace. On est là dans un espace de coworking récemment inauguré, sans place fixe. La communication, également, est régie par de nouvelles règles: exit les e-mails entre collègues, place à des forums communs selon les projets. Ces outils collaboratifs permettent à chacun des membres de l'équipe de consulter l'avancée des projets ou les contrats avec les clients. L'administration? Elle tient dans quelques classeurs, le reste est dématérialisé, répond Claude Frei. A la fin du mois, la seule réunion avec procès-verbal réunit tous les acteurs.
Chez Systeo, tous l'admettent: la taille restreinte et la nature de l'activité se prêtent à la mise en place d'une structure horizontale. Et puis il y a des personnalités naturellement portées à prendre des initiatives. Cette organisation peut-elle être incompatible avec certains tempéraments? Récemment, l'entreprise s'est séparée d'un consultant déstabilisé par l'absence d'autorité et d'horaires. «C'était un homme qui avait besoin d'un chef», ont constaté les collègues. «Il a admis qu'il n'était pas fait pour cette entreprise, complète Claude Frei. La liberté est un exercice quotidien. Croyez-moi, ce n'est pas simple.»
Par ailleurs, la grande autonomie implique d'apprendre vite et bien. «Ce système nous contraints à engager des personnes qualifiées qui s'intègrent rapidement», note le porte-parole. Quant aux salaires versés, ils correspondent à ceux d'une start-up, donc n'atteignent pas des sommets. Les employés renoncent alors à certains avantages, mais goûtent à l'autonomie et se savent égaux vis-à-vis de tous leurs collègues. «On a la liberté de pouvoir travailler où on veut et de pouvoir prendre des responsabilités», se satisfait Julien Monnard, 32 ans, consultant arrivé en 2015 qui peine encore à ne pas parler de son «boss» quand il évoque Claude Frei.
Demain, si les collaborateurs se comptent par dizaines, ces méthodes de gestion pourront-elles perdurer? Pour le cofondateur de Systeo, des adaptations devront forcément s'opérer. Les tensions ne sont pas exclues. Mais le créateur d'entreprise ne compte pas remettre de la verticalité et redevenir le dirigeant qu'il a été.
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«Une réaction salutaire au mal travail»
Médecin psychiatre du travail à Genève, le Dr. Davor Komplita voit l'émergence de ce modèle «libéré» comme une réaction marginale, mais salutaire, à l'entreprise devenue système à broyer les individus.
D'où vient cette idée de supprimer la hiérarchie au travail?
Elle vient de la prise de conscience qu'il y a des façons de faire collaborer les gens sans les détruire. Cette créativité est un réflexe de survie, il s'agit d'une réaction salutaire au «mal travail».
C'est-à-dire?
Les organisations ont porté l'évaluation et la mesure des performances, le travail par process basé uniquement sur des chiffres à un point qu'il en devient contre-productif. Dans ce contexte, ce sont souvent les plus malins et les plus vicieux qui s'en sortent le mieux. Les plus faibles, eux, se taisent parce qu'ils ont beaucoup à perdre, peu à gagner. La réalité est que l'entreprise intègre de moins en moins les points de vue professionnels. A la place, elle nomme, renforce les privilèges de décideurs qui souvent ne connaissent pas le métier.
Est-ce que la relation entre un chef qui décide et un employé qui s'exécute n'a pas l'avantage de la clarté?
Non, car rien n'est clair dans les rapports humains. Dans une organisation, l'organigramme ne dit rien de qui tire réellement les ficelles. Combien de managers ne sont rien sans leur assistante?
Croyez-vous que ce modèle «horizontal» peut se généraliser?
Pour l'heure, il se limite à certains secteurs d'activité et nous manquons de recul. Il faudra des recherches pour prendre position. Je crois plutôt que plusieurs modèles vont émerger, notamment pour concilier le travail humain avec la robotisation qui nous attend.
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