
Je sais très bien où j’ai fait sa connaissance. C’était un soir au Gran Caldo à Vevey, j’avais 25 ans, je venais de quitter mon pays et j’étais très malheureuse. On m’avait invitée à voir un film pour me changer les idées, ce que je pensais être impossible. Pourtant, j’avais ri aux éclats tout le long de la séance et tandis que le générique de fin se déroulait, j’avais demandé quel était le nom de ce réalisateur génial qui avait réussi l’exploit de m’égayer.
Cet après-midi, trente ans plus tard, je sais également très bien pourquoi je suis dans cet endroit: un palace à Gstaad, debout dans un couloir en compagnie d’inconnu·e·s, figurante «guest», face à la photo d’un paysage enneigé semblable à celui du «Bal des vampires». Attente.
Quand on arrive à un certain âge, il y a deux options: oublier ses rêves parce que c’est trop tard ou ne rien lâcher jusqu’au bout. Et là, bingo! Il m’est donné de participer au tournage du prochain long métrage du réalisateur en question. Roman Polanski, donc, 88 ans. Coupable d’avoir eu des rapports sexuels illégaux avec une mineure en 1977. Ayant purgé sa peine. Pardonné par sa victime. Disculpé des autres accusations publiques.
On m’appelle. A., qui est hyperstressée, m’entraîne jusqu’à l’atelier de couture. J’enfile une robe longue et on me pose une cape en fausse fourrure sur les épaules. Les gens parlent italien. Une figurante très liftée réclame de l’attention. Elle dit: «I am guest one.» Tout le monde s’en fiche. On traverse le hall du palace pour se rendre au maquillage et A. pose un doigt sur ses lèvres. Tournage en cours. Le décor est féerique. Nous sommes en avril, mais ici c’est le 31 décembre. Des guirlandes, des ballons avec «Happy New Year» inscrit dessus, de la fausse neige à l’entrée, une sculpture en glace célébrant l’an 2000. Et puis, des tas de figurants en action: groom, réceptionniste, clientèle aisée. Et puis, un acteur connu en pleine discussion. Tout ça comme si c’était vrai.
À l’étage coiffure, la femme qui s’occupe de moi transpire à cause des ampoules du miroir. Je lui tends les pinces à cheveux pour l’aider. À la fin, j’ai des macarons sur toute la tête. Je n’ai pas réussi à lire une ligne de mon roman. Je passe au maquillage. Pour la lecture, c’est mort car je dois garder le menton relevé. Alors qu’on a presque fini, quelqu’un annonce la pause. La maquilleuse me fait signe de l’attendre. Quand elle revient, ses doigts sentent la nicotine. Après le maquillage, il y a encore la manucure – à quoi bon? J’en ai ras le bol. J’ai compté trois heures d’attente auxquelles va encore s’ajouter du temps gaspillé. Du moins, c’est ainsi que je le conçois jusqu’à ce que Roman Polanski intervienne et que le fameux ordre «action» retentisse. On recommence plus de dix fois la prise qui disparaîtra peut-être au montage. J’entends encore le technicien qui, courant à ma rencontre, m’a dit en riant: «Je sais, on a l’air de cinglés.» Dehors, un collectif vient d’envoyer à la presse une pétition contre le tournage.
Je repense à cette journée particulière. À cette expérience excitante et ennuyeuse où j’ai côtoyé un réalisateur qui a payé sa dette à la société. Aurais-je dû m’en abstenir au nom d’un idéal féministe? Je veux croire en la justice et au pardon. Le sujet est on ne peut plus clivant. On me traitera de tous les noms, mais pour avoir été vilipendée, je connais la valeur du pardon. Et j’ose espérer que si mes fils viennent à fauter un jour, ils n’auront pas à en porter le fardeau toute la vie. Sauf que j’ai cette sale impression que la haine l’emporte sur le reste de plus en plus souvent, rendant le dialogue impossible, et je me dis que c’est une mauvaise nouvelle pour l’espoir.
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Le Cercle du «Matin Dimanche» – Le salaud et le pardon
Une journée particulière sur le plateau de tournage de Roman Polanski: aurais-je dû m’en abstenir au nom d’un idéal féministe?