Spectacle anniversaireLe Poche recycle Sartre, qui l’inaugura il y a 75 ans
Mathieu Bertholet clôt sa saison commémorative en confiant à Selma Alaoui une nouvelle version de «La Putain respectueuse» créée en 1948. Une semi-réussite.

Une salle entière qui chante «Joyeux anniversaire» à tue-tête: telle est la cote d’amour du Poche auprès de son public. Lundi soir, le théâtre en Vieille-Ville fêtait ses 75 ans presque jour pour jour, avec gâteau sur scène et comédiens pour en souffler les bougies. C’était à l’issue de la première de «La Putain respectueuse», la pièce signée Jean-Paul Sartre qui ouvrit le Poche le 18 mars 1948, alors qu’elle avait été créée en France moins de deux ans plus tôt sous le titre marqué du sceau de la pudibonderie «La Respectueuse», bientôt mué en «P… respectueuse».

La saison intitulée «(Re)cycle» s’achève donc sur la pièce qui étrenna le théâtre. Bingo, c’est du Sartre. Quelque peu tombée en désuétude au fil des décennies, l’œuvre dramatique du chef de file de l’existentialisme suscite une légitime curiosité: a-t-elle vieilli? Ennuie-t-elle désormais? Conserve-t-elle au contraire sa pertinence politique? Philosophique? Appliquées à «La Putain», ces questions avaient de quoi aiguillonner la metteuse en scène basée à Bruxelles Selma Alaoui, à qui Mathieu Bertholet passe commande pour la troisième fois sous son règne.

On y suit le dilemme de Lizzie (Jeanne De Mont), une prostituée blanche de New York venue s’installer dans le sud des États-Unis dans les années 40. Témoin du meurtre d’un Noir par un Caucasien, elle subit les manœuvres, intimidations et autres violences tour à tour d’un client (Léonard Bertholet), cousin de l’assassin, puis de son père sénateur (idem), en vue de lui extorquer une fausse déclaration qui innocenterait le coupable et incriminerait son protégé Jay (Djemi Pittet). Doit-elle mentir au nom de sa race ou s’exposer à l’opprobre au nom de la vérité? Dans quel camp sa nature de femme, qui plus est de travailleuse du sexe, la pousse-t-elle à se ranger?

En septante-cinq ans, si les choses ont bougé, les modèles persistent. Il a fallu attendre la fin des années 60 pour que soit adopté le Civil Rights Act américain, mais George Floyd succombe encore en 2020 aux violences policières. Sur fond de mouvements antiraciste, postcolonial et féministe en pleine recrudescence, les thèmes abordés par le texte sartrien résonnent en plein.

Aussi Selma Alaoui l’adapte en réduisant le nombre de ses personnages, en y injectant des musiques actuelles – avec pas de danse adaptés –, en collant un micro sur la joue d’un acteur, en remplaçant un balai électrique par un aspirateur à main, bref en instaurant une certaine distance critique. Son décor, lui, colle au style réaliste des origines: tapisserie, radio TSF et téléphone à cadran, ventilateur de plafond. Quant à l’interprétation, à cheval entre naturalisme naphtaliné et tics au goût du jour, elle verse à tout moment dans le surjeu. Respect d’une part, rupture de l’autre, la production du Poche balance plus encore que Lizzie.
«La Putain respectueuse», jusqu’au 30 avril au Poche, www.poche---gve.ch
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