Le mystère du «Uber des jets» agite l'aviation privée
JetSmarter défiait les loueurs de jets de Cointrin avec des tarifs sidérants. Ses difficultés révèlent soudain la fragilité de tout un modèle, mise en lumière par une enquête de la chaîne CNBC.

Les difficultés financières et juridiques affrontées par un courtier américain longtemps présenté comme le Uber de l'aviation privée agitent depuis plusieurs jours la scène discrète de l'aviation d'affaires à Genève – le deuxième aéroport le plus fréquenté par les jets en Europe. Etablie en Floride, JetSmarter a fait l'objet la semaine dernière d'une enquête retentissante de CNBC. La chaîne TV américaine a tenté de lever le voile sur les ressorts financiers ayant permis de proposer des tarifs stupéfiants durant des années.
Lancée en 2012, la compagnie a en effet longtemps proposé des vols illimités, moyennant le paiement d'un abonnement annuel démarrant à seulement 9600 dollars. Soit le prix de base d'un seul aller-retour en Zurich-LosAngeles sur Swiss en classe affaires.
Le concept initial de son créateur, Sergueï Petrossov, jeune entrepreneur alors âgé de 24 ans? Obtenir des sièges libres sur des jets revenant souvent à vide. Et mettre au point un système d'algorithmes informatiques afin de les répartir en fonction des besoins de voyageurs aisés. Le succès de ce qui est présenté «la plus grande communauté d'utilisateurs d'avions privés au monde» – plus de 14 000 membres étaient revendiqués il y a un an – est assuré par une intense campagne publicitaire mettant en avant ses passagères en vogue, à l'instar de Kim Kardashian ou Emily Ratajkowski.
CNBC lève un coin du voile
L'an dernier, les pertes accumulées par la société ont conduit les financiers venus à la rescousse à imposer à un changement abrupt des conditions d'utilisation de ces abonnements jackpots. La fin des vols à gogo et les frais supplémentaires facturés sur chaque trajet ont été accueillis par une dizaine de menaces de procès aux États-Unis, rien que ces six derniers mois.
Les plaintes enregistrées par la justice américaine reflètent, par exemple, le dépit exprimé le 2 janvier par une famille new-yorkaise qui venait de renouveler en mai dernier trois abonnements annuels à 9'675 dollars. Ses avocats calculent que pour continuer de voyager au rythme auquel elle s'était habituée depuis 2016, il lui faudrait désormais débourser plus de 95'000 dollars par an.
Fin novembre, une cliente du New Jersey, se plaint que les suppléments exigés «sont devenus si élevés qu'elle en est venue à s'acheter des billets sur des lignes régulières» – sans obtenir le remboursement de son abonnement. La compagnie rétorque que durant toutes ces années elle lui a permis d'économiser 870'000 francs.
Un couple de Wisconsin, qui a signé fin 2016 à deux abonnements de trois ans à 21'877 dollars pièce est allé en justice après avoir découvert qu'il lui serait demandé 2'990 dollars par siège pour des trajets Chicago-Floride auxquels Monsieur et Madame avaient un peu trop pris goût.
«Impossible de s'aligner»
Quid de l'Europe? Un rapide coup d'œil sur les propositions affichées lundi sur le site de JetSmarter faisait miroiter, pour les détenteurs d'un abonnement annuel à 2500 dollars, un aller simple Genève-Luton - l'aéroport londonien de banlieue rimant avec EasyJet - pour 2410 dollars, à condition que cinq autres passagers soient trouvés. Sinon il faudra payer les sièges vides. Vérification faite auprès de loueurs locaux, il est possible d'obtenir sur ce trajet un appareil complet de six places pour l'équivalent de 8250 dollars… soit 1375 dollars le siège. Et ce sans même évoquer les… 39 horaires proposés chaque jour par British Airways, Swiss ou EasyJet en direction la métropole britannique, le plus souvent pour le dixième du tarif exigé.
À Genève, la société s'était fait remarquer en 2016 et en 2017 par le sombre et imposant pavillon installé au centre du salon de l'aviation d'affaire EBACE. Il y a un an encore, JetSmarter a investi dans un partenariatavec Hublot, en sponsorisant une série limitée de vingt-cinq montres de luxe portant son logo à l'intention de ses meilleurs clients – ceux souscrivant à un abonnement de trois ans.
«Carences dans l'organisation»
Depuis, JetSmarter a discrètement refermé sa filiale zurichoise ouverte en 2015. Dans une décision rendue le 13 décembre et liée à des «carences dans l'organisation de la société», le Tribunal de commerce de Zurich menace de prononcer la liquidation de JetSmarter Switzerland GmbH si des précisions sur son statut ne lui sont pas apportées d'ici fin janvier. Contacté en début de semaine, le siège de la société n'a pas répondu aux questions, notamment sur le sort de cette présence en Suisse.
Mais quel était le «loup»?
La «disruption» promise par le roi des jets malins interpelle depuis longtemps les compagnies d'appareils privés de Cointrin, qui reconnaissent s'être demandés quel «loup» cachaient ces propositions irrésistibles auxquelles ont succombé plusieurs de leurs clients.
«Il était juste impossible de nous aligner; pas plus que nos concurrents nous n'arrivions à comprendre comment cette compagnie pouvait s'en sortir, alors que nous nous positionnons sur les vols aux meilleurs prix», témoigne Eymeric Segard, le patron du LunaJets.
Faire voler un jet de dix places entre Moscou et Nice – l'un des trajets les plus fréquentés – coûte 35 000 dollars et la probabilité qu'il décolle chaque fois avec ses dix sièges occupés «est très faible», explique le patron du plus grand courtier européen d'avions d'affaires. Sans compter qu'un avion réservé est censé décoller même avec un seul passager… ou s'il doit revenir à vide.
Une gageure qui explique pourquoi JetSmarter proposa par la suite des sièges sur des «navettes», des appareils desservant à horaires réguliers les destinations les plus prisées.
«Un public jeune, riche, avide de s'afficher en jet sur Insta»
«Le public visé est jeune, riche, avide de s'afficher en jet sur Instagram; en réalité leur cible, en vendant au siège, reste la classe affaires des lignes régulières», estime le responsable de cette société de 45 employés.
Une cohabitation rapprochée dans une petite cabine? On est loin du fantasme du Falcon vous attendant, seul, sur le tarmac un soir de pluie. Reste l'avantage de court-circuiter – en traversant en un quart d'heure un terminal dédié aux avions privés situé en bout de tarmac – l'infernal circuit menant de l'entrée d'un aéroport jusqu'à la cabine d'avion de ligne.
«Leur différence, c'est le cash»
Plusieurs sociétés se sont essayées à ce modèle hybride, sans guère de succès en croire les professionnels rencontrés. «Les compagnies de lignes régulières rentabilisent leurs avions en les faisant voler environ 4000 heures par année, alors que les avions d'affaires volent en moyenne 400 à 500 heures, ce qui rend leur rentabilité bien plus difficile», explique par exemple Stefano Albinati. Basé à Genève, ce dernier qui s'occupe avec ses 160 collaborateurs d'une vingtaine d'appareils de multinationales ou de richissimes particuliers à Genève.
«Leur différence, ce sont les dizaines de millions de cash dont ils disposaient, alors qu'ils n'étaient que simples courtiers - sans un avion à eux», se souvient ce vétéran du secteur, qui n'est pas un concurrent direct de la société américaine. JetSmarter a convaincu par trois fois des investisseurs de soutenir son aventure – à hauteur de 105 millions lors de son dernier appel en 2016, selon CNBC. Ancrer la révolution promise aux amateurs de jets illimités nécessitait apparemment des injections régulières de fonds plus importants encore.
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* Contacté la semaine dernière – en plein coup de chaud du salon horloger de Genève – Hublot a finalement confirmé ce lundi l'existence d'un tel partenariat avec JetSmarter. «D'une durée d'un an et centré principalement sur la Coupe du monde de football 2018, il est aujourd'hui terminé», ajoute un porte parole.
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