Huis clos matrimonialL’aparté, baromètre de nos hypocrisies ordinaires
L’artiste à tout faire Didier Carrier monte «L’envers du décor», une comédie signée Florian Zeller qui dit tout haut ce que des époux pensent tout bas.

Que du beau monde massé entre les murs du Crève-Cœur. L’auteur français le plus célébré du moment, avec sa trilogie familiale («Le père», «La mère», «Le fils») qui casse la baraque planétaire, un artiste genevois dont la polyvalence inclut la mise en scène, le jeu, la marionnette et l’écriture, un comédien aux talents reconnus de tous, lui aussi metteur en scène à ses heures. Et puis vous et moi, bobos lambda, aspirés par promiscuité dans le décor d’une comédie qui nous parle de nous. En surface du moins.

Avec «L’envers du décor» – créé par Daniel Auteuil à Paris en 2016 –, Florian Zeller exploite les non-dits lézardant le contrat conjugal. Un éditeur frustré, Daniel précisément, se conforme tant bien que mal aux volontés d’Isabelle, son acariâtre épouse de longue date, professeure d’histoire à la fac. Vaincre ses peurs, s’exposer à la colère, renouer avec ses désirs: autant de défis qu’il aura à relever en invitant à manger son meilleur ami Patrick, tout juste divorcé, au bras de sa nouvelle conquête, la bombasse Emma.

Par un effet virtuose d’apartés cisaillant les dialogues, le texte privilégie le tu sur le dit. Alors que les autres personnages se figent fugacement dans leur action, l’un des protagonistes nous donne accès à ses monologues intérieurs les plus inavouables. L’humour de la pièce, du salon mondain à la cuisine intime, naît ainsi de l’inadéquation entre la pensée et la parole, de la faille entre le moi et le surmoi, bref du hiatus qui sépare l’être du paraître. Bien du beau monde, mais rien de radicalement nouveau sous le soleil.

Le succès de la pièce donnée à Cologny tient à la complicité qui semble sans faille quant à elle entre deux vieux camarades de scène, le transfrontalier Didier Carrier et le Genevois Vincent Babel. Le premier puise à la source de son vaste savoir théâtral pour diriger le second dans une réalisation toute en symétries et chiasmes hérités de la culture classique. L’autre surenchérit en offrant au public sa non moins vaste palette de nuances interprétatives. Au point d’éclipser ses compagnons de scène.
Reste que sur le brio général du vaudeville contemporain plane un filet d’ennui. Comme si la comédie et sa facture appartenaient à un maniérisme décidément désuet. Si bien que le spectateur bobo, s’il se sent certes bien entouré, n’en perçoit pas moins un décalage: moins entre sa façade sociale et sa conscience qu’entre la peinture de mœurs et son vécu propre en 2023.
«L’envers du décor», jusqu’au 12 février au Théâtre Le Crève-Cœur, www.lecrevecoeur.ch
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