Théâtre des AmisL’amour à demi-mot de deux inconnus
Hervé Loichemol appelle Anne Durand et Thierry Jorand à se surpasser dans le laconique «Hiver» du Norvégien Jon Fosse. Point trop n’en faut pour emballer.

Une femme échouée sur le banc d’un abribus. Un homme en costard-cravate muni d’un attaché-case. Elle titube, il se tient droit. Elle vocifère, il cherche ses mots. Elle semble habiter la rue, il est attendu quelque part par sa famille, au retour de son déplacement professionnel. Tous deux sont seuls, sans âge et vulnérables à leur façon, elle frêle comme une mauvaise herbe, lui massif comme une épave. À quatre reprises, on assiste à leur rencontre, deux fois dans l’espace public, deux fois dans une chambre d’hôtel.

On ne pouvait imaginer meilleur assemblage que celui d’Anne Durand (merveilleuse Winnie dans «Oh les beaux jours» de Beckett, aux mêmes Amis) et de Thierry Jorand (impayable dans le récent «Fil à la patte» de Feydeau au Loup) pour interpréter la partition minimaliste composée par le Norvégien Jon Fosse.
Chez l’auteur de «Jamais nous ne serons séparés», les personnages communiquent par bribes monosyllabiques, tantôt hésitant, tantôt éructant. Leurs silences, leurs corps, leurs regards en bégaient plus long que leur vocabulaire restreint et leur pauvre syntaxe: «Hé toi toi toi toi là oui toi oui je te parle…», hèle la Femme pour accrocher l’Homme.

Tout l’art du directeur d’acteurs consiste à enrober de chair ce degré zéro de la parole transcrit sans la moindre ponctuation. Le vieux routier qu’est Hervé Loichemol – une centaine de mises en scène et six ans de pilotage de la Comédie au compteur – se transcende dans ce rôle, en maintenant ses comédiens sur le fil de la puissance et de la retenue.
La bouteille de l’expérience assure la première; la volonté d’inclure le public garantit la seconde. Grâce à la tension engendrée, le spectateur ne relâche pas son attention. C’est un coup de foudre tout en pudeur qui a lieu de part et d’autre du plateau.

Chaque fois que l’un faiblit, l’autre vient à la rescousse. Une valse débute, où l’on tente de combler les lacunes de son savoir mité: est-elle prostituée? Est-il dépressif? Et surtout, depuis combien de temps dure leur manège de retrouvailles et de séparations? Pour combien de temps encore? Peu importe, répond «Hiver». Ce qui compte, c’est l’attention portée à l’inconnu. Dans un monde saturé, cette décroissance-là fait un bien fou.
«Hiver», jusqu’au 14 mai au Théâtre des Amis, www.lesamismusiquetheatre.ch
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