Opération «Towards Equality»L’allaitement facilité au travail, un pas vers l’égalité
Les mères qui allaitent leur enfant au-delà du congé maternité sont un peu mieux soutenues par la loi. Mais les mises en pratique divergent selon les emplois.

Une meilleure santé à court et long terme, des liens d’attachement plus forts, un QI plus élevé. Les avantages de l’allaitement pour l’enfant et la mère, qui voit, elle, ses risques de développer un cancer du sein, ou des ovaires, chuter drastiquement en cas d’allaitement long, ont poussé l’OMS à recommander depuis 2001 un allaitement de «deux ans ou plus», dont six mois exclusifs. Pourtant, le congé maternité de 14 semaines en Suisse, 16 à Genève, est loin de permettre aux femmes qui le souhaitent de suivre facilement ces recommandations.
Par ailleurs, la vision beauvoirienne de l’allaitement comme un esclavage entravant la liberté des femmes se ressent particulièrement en Romandie, plus influencée par cette figure française de féminisme que dans le reste de la Suisse. En effet, la durée moyenne de l’allaitement exclusif - soit sans aucun complément de lait artificiel - est de 1,5 mois en Suisse romande contre 3 mois en Suisse alémanique et au Tessin. Pourtant, à Genève, de nombreuses femmes allaitantes souhaitent aujourd’hui continuer à nourrir leur enfant au sein après leur congé maternité, sans pour autant renoncer à leur carrière.
Depuis 2014, une ordonnance relative à la loi du travail protégeant l’allaitement au travail est entrée en vigueur en Suisse. Pendant la première année de son enfant, une employée doit bénéficier de 90 minutes payées pour une journée de plus de sept heures afin de tirer son lait ou allaiter, à domicile ou sur place, dans une salle aménagée à cet effet. En plus des bénéfices pour l’enfant, l’allaitement facilité au travail bénéficierait aux femmes qui hésiteraient à reprendre une activité professionnelle, sachant qu’une femme sur sept quitte son travail après une maternité en Suisse.
Quel effet cette ordonnance a-t-elle sur l’allaitement? «Il est trop tôt pour le dire, car les prochaines statistiques, qui s’actualisent tous les dix ans, ne seront publiées qu’en 2024», regrette Britta Boutry, coordinatrice à WBTi (World Breast Feeding Trends Initiative) et consultante auprès de GIFA (Geneva Infant Feeding Association). Ces associations sont à l’origine du code international pour protéger l’allaitement qui fête ses 40 ans cette année, grâce auquel la publicité pour le lait infantile premier âge est interdite en Suisse, tout comme la distribution d’échantillons gratuits dans les maternités, par exemple.
Britta Boutry indique en outre que certaines employées ne sont pas concernées par l’ordonnance relative à la loi du travail sur l’allaitement. «Il s’agit notamment des agents publics, des employées des transports publics, de l’agriculture, de ménages privés, de communautés religieuses, d’organisations internationales, des enseignantes d’institutions privées, des salariées qui exercent une activité artistique de niveau supérieur ou encore des commerciales qui voyagent.» Dans ces domaines d’activité, la facilitation de l’allaitement est laissé au bon vouloir de l’employeur.
L’ONU exemplaire
Certains font figure de modèle. Céline, fonctionnaire internationale à l’ONU et mère d’un bébé de 6 mois, raconte que sa cheffe l’a prévenue de ses droits en matière d’allaitement dès sa grossesse. «Je bénéficie de deux heures payées par jour pour allaiter ou tirer le lait, non pas pendant un an mais jusqu’aux 2 ans de l’enfant.» Un luxe que peu d’entreprises offrent en dehors de quelques organisations internationales.
La Ville de Genève se targue également d’«aller plus loin que la loi» en «n’imposant pas de limite maximum quotidienne à la rémunération du temps consacré à l’allaitement». Une motion de l’ex-députée du Parti du travail et femme transgenre, Annick Ecuyer, déposée en 2020 et demandant la création de salles d’allaitement pour les parlementaires, est d’ailleurs toujours pendante.

Son ancienne collègue de parti, Maria Perez, était connue pour son allaitement de presque six ans, et tirait son lait «aux toilettes» à défaut de salle consacrée. L’élue a allaité sa fille entre 2010 et 2016. «Comme ma fille était de faible poids à la naissance, ça me semblait indispensable de l’allaiter. En tant que comédienne indépendante, je me suis toujours débrouillée par moi-même. Je tirais le lait où je pouvais, ou le soir, chez moi. Ma fille refusait catégoriquement le lait en poudre, j’ai donc continué longtemps. Quand elle a eu 4 ans, on a quand même consulté un psychologue, pour savoir si quelque chose clochait. Mais j’en suis sortie déculpabilisée et ma fille a continué de téter ponctuellement jusqu’à presque 6 ans.» A-t-elle eu de la difficulté à imposer l’allaitement lors de ses activités professionnelles? «Non, car c’était clair pour moi que ça ne se passerait pas autrement. À part en séance du Conseil municipal, où quelques lourdauds fantasmaient sur le fait que j’allaitais encore, je n’ai jamais eu de problème.»
«À part en séance du Conseil municipal, où quelques lourdauds fantasmaient sur le fait que j’allaitais encore, je n’ai jamais eu de problème.»
Que les entreprises informent leurs employées de leurs droits et les mettent en œuvre, c’est l’un des buts recherchés par l’organisme GIFA, qui a envoyé en 2019 à la Fédération des entreprises romandes (FER) un flyer listant les avantages économiques de l’allaitement pour les patrons. «Moins d’absences pour cause de maladie de l’enfant, une loyauté de l’employée et donc une productivité plus grande», assurait le texte. La FER souligne qu’elle a relayé l’information dans son magazine destiné à ses membres «en 2014 après l’entrée en vigueur de la loi et en 2019».
Plus dur dans le milieu hospitalier
Pourtant, dans bien des métiers concernés par l’ordonnance sur l’allaitement, ce droit est difficile à faire valoir. Getsy Mathavan, médecin interne aux HUG, se souvient:«J’ai repris le travail à 100% lorsque mon fils cadet avait 5 mois et demi, en 2020. Je l’allaitais encore exclusivement, et devais donc impérativement tirer mon lait plusieurs fois par jour. La première semaine, j’ai été sous la responsabilité d’une cheffe de clinique très impliquée, qui pensait à me retirer mon bip pendant ma pause pour ne pas que je doive m’interrompre pour gérer une urgence. J’ai senti toute la différence avec les chefs suivants, des hommes pourtant bienveillants, mais qui ne prenaient pas en compte l’allaitement dans les faits.» Elle a néanmoins réussi à allaiter jusqu’aux 11 mois de son fils.
Pour Britta Boutry, l’un des points à améliorer en Suisse est «la formation du personnel soignant, au contact des mères et de leurs bébés». Elle regrette que les HUG et l’Hôpital de La Tour aient perdu récemment leur certification IHAB (Initiative Hôpital Ami des Bébés) qui atteste d’un personnel bien formé à l’allaitement. «Il est important que le corps médical ne sous-estime pas les bénéfices de l’allaitement, et pas uniquement pendant les quatre premiers mois, estime la consultante. Certains professionnels ont tendance à préconiser l’arrêt de l’allaitement au moindre pépin. Or si la mère souhaite continuer de donner le sein, on a tout intérêt à faire intervenir des personnes formées à l’allaitement.» Notamment pour qu’elle puisse reprendre son activité professionnelle sereinement.

Confiance et simplicité
Tatiana Giraud, gynécologue genevoise et spécialiste de l’allaitement, insiste aussi sur l’apprentissage des mères à extraire elles-mêmes leur lait, un savoir-faire très utile en cas d’engorgement, ce qui peut arriver lorsqu’elles ne tirent pas le lait pendant une journée au travail, par exemple. «Neuf fois sur 10, les douleurs proviennent d’un engorgement chronique. Il est du coup essentiel que les femmes sachent bien vider leur sein pour résoudre ainsi le problème.»
Elle insiste sur le fait que les deux piliers d’un allaitement réussi sont «la confiance et la simplicité». La doctoresse estime que «si la confiance de la mère est restituée en donnant un biberon, ce n’est pas un problème», ce en quoi elle diffère des puristes. De nombreuses femmes, en effet, ne tirent pas le lait sur leur lieu de travail et gardent une tétée matin, soir et nuit. En leur absence, leur bébé prend des biberons de lait artificiel.
Confiance et simplicité, c’est aussi ce qui a guidé Rebecca Suimuna, éducatrice spécialisée, pendant ses deux allaitements. La Genevoise a donné le sein à sa fille aînée jusqu’à ses 2 ans et demi, et malgré une seconde grossesse. «Ma fille s’est arrêtée d’elle-même à la naissance de son petit frère.» Ce dernier, âgé de 16 mois, est encore allaité. «La lactation a baissé, car je ne tire plus mon lait la journée et mon fils prend aussi le biberon. Il tète cinq minutes au retour de la crèche, mais ce n’est plus pour se nourrir, c’est plus pour le réconfort.»
«Ne pas forcer les mères à sevrer leur enfant pour satisfaire le monde du travail, c’est le type d’avancée pour l’égalité qui fait sens à mes yeux.»
Elle a été soutenue dans son allaitement au travail: «J’avais repris le travail à 60%, avec parfois des veilles de nuit en foyer. La responsable m’avait parlé de mes droits pendant ma grossesse déjà. Il y avait un coin où je pouvais tirer mon lait, ce que j’ai fait deux fois par jour pendant vingt minutes, pendant presque une année.» Mais pour que l’allaitement fonctionne à la base, c’est sa mère qui lui a été d’une aide précieuse. «Depuis le Congo, elle regardait par la vidéo Whatsapp comment je mettais mes bébés au sein, et me donnait des conseils. Elle appelait tous les deux jours pour vérifier que je le faisais correctement! La culture de l’allaitement est très forte là-bas.»
Groupes de soutien bénévoles
Pour pallier le manque de conseils mère à fille dans nos sociétés marquées par une perte de savoir-faire, les groupes de soutien à l’allaitement animés par des mères bénévoles se sont développés. L’organisation internationale de La Leche League, reconnue par l’OMS et l’Unicef, a aujourd’hui aussi des antennes en Suisse romande et à Genève. Ces réunions sont ouvertes à toutes les mères allaitantes qui ont besoin de conseil, de soutien, d’information fiable sur le sujet. Dûment formées, des animatrices sont aussi joignables par téléphone tous les jours, pour des mères rencontrant des difficultés à allaiter. «Dans les thèmes qui reviennent souvent, la reprise du travail et son effet sur l’allaitement est une inquiétude fréquente», assure Fanny, une animatrice genevoise.
Pour Mélina, employée administrative à l’Université et ayant pu bénéficier d’un congé parental d’un an et allaitant encore son fils de 20 mois, l’enjeu de l’allaitement «n’est pas seulement sanitaire» mais féministe. «Ne pas forcer les mères à sevrer leur enfant pour satisfaire le monde du travail, c’est le type d’avancée pour l’égalité qui fait sens à mes yeux.»

Cet article est publié dans le cadre de "Towards Equality", une initiative internationale et collaborative réunissant 15 organes de presse internationaux pour mettre en lumière les défis et les solutions à mettre en place pour atteindre l'égalité des genres.
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