Théâtre de l’OrangerieLa terre, royaume en partage des morts et des vivants
Dans le sanctuaire écolo du parc La Grange, «Moitié-moitié» célèbre les pouvoirs magiques de la végétation sur deux frères endeuillés.

Une cuisine des années 70, sous son vernis de formica. S’y achoppent deux frères que leur vécu a rendus irréconciliables. Le plus jeune de vingt ans, cruciverbiste acharné, tourne en rond depuis toujours entre les murs de la maison familiale. Le plus âgé, né d’un second lit, a passé les dix dernières années à rouler sa bosse d’une beuverie à l’autre. Suite au décès de leur maman, il rentre au bercail, nul ne sait pour combien de temps. Niveau lien fraternel, c’est l’encéphalogramme plat entre les deux hommes.
Le miracle qu’opère «Moitié-moitié» consistera à renverser diamétralement cette situation initiale grâce à une simple motte de terre. Enfin ça, c’est dans le récit bouturé en 2002 par l’auteur australien Daniel Keene, à travers une arborescence de dialogues sans ponctuation ni majuscules. À cette tige littéraire, il faut encore greffer la mise en scène toute en finesse de Mariama Sylla, qui parvient subtilement à universaliser le propos, ainsi que la scénographie proprement prodigieuse due à Khaled Khouri, qui transformera en jungle vivifiante le décor aseptisé du début. D’interludes en nappes sonores, Simon Aeschimann fera quant à lui basculer le tic-tac mortifère de l’horloge en symphonie de chants d’oiseaux, tandis que les éclairages de William Ballerio partiront de l’ampoule pour arriver au soleil. Surtout, on n’omettra pas la progressive montée en sève du jeu des comédiens, Simon Labarrière en cadet, et Julien Tsongas en aîné. Après ses rôles sous la direction de Frédéric Polier, Julien George ou Dominique Ziegler, ce dernier atteint ici la pleine maturité de son talent.
Un souffle mythologique

Le binôme que forment Ned et Luke évoque forcément les figures de frères ennemis dont regorge notre culture, à commencer par Caïn et Abel, Seth et Osiris, Étéocle et Polynice ou Romulus et Remus – sans même parler d’exemples plus récents. La portée mythologique de «Moitié-moitié» n’a rien à leur envier. L’Antiquité n’aurait-elle pas tout aussi bien pu accoucher, longtemps avant le choc du changement climatique, d’une histoire de restes humains transplantés, à l’aide d’une brouette, sous un toit manufacturé? Un unique terreau qui contient les morts tout en nourrissant les vivants: n’a-t-on pas là le germe d’une allégorie? L’humus, le corps, la vie, la mort, la pièce de Keene se laisse traverser d’autant de questions métaphysiques que le plateau de mauvaises herbes, de racines et de feuillages. Sans que ni l’humour ni le recul ne manquent à l’appel. Dans un contexte où le respect de l’environnement peut générer son lot de slogans fanatiques, la poésie, la sensorialité de cette production laisse une empreinte autrement plus profonde. Elle cultive un jardin où les forces de la nature et de l’homme, au lieu de s’opposer, s’allient.
«Moitié-moitié», Théâtre de l’Orangerie jusqu’au 29 août, www.theatreorangerie.ch
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