Une telle entrée soulève des interrogations centrales dans la politique étrangère de la Confédération. La première de ces interrogations concerne la compatibilité avec la neutralité. A première vue, cela ne paraît pas être un obstacle infranchissable. La Suède et l’Autriche, autres pays neutres sont, à juste titre, cités comme exemples de cette compatibilité.
Cependant, et même si la neutralité ne constitue pas un réel empêchement, une autre embûche parait plus ardue à résoudre. Il s’agit du rôle de la Suisse de «puissance protectrice» dans les conflits internationaux. Ce rôle a trait à l’action humanitaire de la Suisse et son intermédiation dans de tels conflits. Le leadership international de la Suisse dans ce domaine est incontestable et constitue une spécificité, un «label» propre à la politique étrangère suisse depuis de nombreuses décennies.
Malheureusement, cette spécificité est très souvent confondue avec la neutralité. Cette dernière concerne les positions politiques internationales, or le rôle de puissance protectrice est un concept opérationnel et d’action. Si les fondements de la neutralité sont historiques, politiques et juridiques, le socle sur lequel repose le rôle de puissance protectrice tire sa raison d’être et son existence et de la crédibilité acquise par la Suisse durant plus d’un siècle et demi. Même si ces deux concepts sont rattachés l’un à l’autre, il est important de les distinguer pour pouvoir évaluer leurs impacts respectifs dans le cas où la Suisse devient membre du Conseil de sécurité de l’ONU.
«Qu’on le veuille ou non la Suisse serait amenée à prendre position sur les conflits armés et les menaces à la paix et à la sécurité internationales»
Patrie d’Henry Dunant, la Suisse est dépositaire des conventions de Genève et siège du Comité International de la Croix Rouge (CICR). En plus de sa neutralité politique l’expertise humanitaire de la Suisse explique la confiance internationale dont jouit la Suisse et qui l’habilite à jouer l’intermédiation, les bons offices et surtout le rôle de puissance protectrice en cas de conflit, ouvert ou latent. La plénitude de cette confiance s’exprime clairement dans ce rôle qui n’a pas d’équivalent dans les relations internationales. La Confédération helvétique a assuré le rôle de puissance protectrice durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, pendant les deux guerres mondiales, la guerre froide, les crises de Suez, Cuba etc. Depuis plus de quarante années, la Confédération représente les intérêts américains en Iran avec efficacité et discrétion. Elle rempli actuellement sept mandats internationaux de ce genre.
Membre du Conseil de sécurité, la Suisse pourrait-elle continuer à remplir de tels mandats?
Comme noté plus haut, il est actuellement admis que la neutralité n’est pas un empêchement à être membre du Conseil de sécurité. Cela peut être même un atout. Il n’en va pas de même pour le rôle de puissance protectrice. Qu’on le veuille ou non la Suisse serait amenée à prendre position sur les conflits armés et les menaces à la paix et à la sécurité internationales. Prendre position débouchera, en définitive, à des conclusions condamnatoires de l’une ou l’autre des parties en conflit.
«Une telle situation risque également de porter préjudice à la capacité d’action du Comité International de la Croix Rouge (CICR) ou de compliquer ses activités opérationnelles sur le terrain.»
En effet, et même si les résolutions du Conseil de sécurité sont souvent déclaratoires, c’est le Conseil de sécurité qui a la compétence exclusive de prendre des sanctions internationales et d’autoriser l’usage de la force armée contre tel ou tel Etat. De telles résolutions sont des décisions prises par un vote public et la Suisse sera amenée à prendre une position qui compromettra sa possibilité d’être puissance protectrice dans de telles situations. Une attitude abstentionniste dans de tels conflits ne résoudra pas le problème et minera toute possibilité pour la Suisse pour jouer le rôle d’intermédiation ou de puissance protectrice. L’abstention suisse sera ressentie, par toutes les parties en conflit comme une esquive et un refus de soutien. Ceci pourra faire perdre à la Suisse la confiance nécessaire des parties au conflit. Elles n’accepteront donc pas d’octroyer à la Suisse un tel rôle.
Ainsi, la présence de la Suisse au Conseil de sécurité pourrait mettre la Suisse dans des positions délicates par rapport à un pilier fondamental de sa politique étrangère. Membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU pour 2 années (2022 à 2024), il paraît peu vraisemblable que la Suisse puisse se voir octroyer de nouveaux mandats durant cette période. Par ailleurs et sans vouloir exagérer, une telle situation risque également de porter préjudice à la capacité d’action du Comité International de la Croix Rouge (CICR) ou de compliquer ses activités opérationnelles sur le terrain. Les Etats et les opinions publiques font facilement la jointure entre la Suisse et le CICR. Cette jointure, même juridiquement inexacte, est bel et bien réelle sur le plan politique des relations internationales.
Si on ne peut qu’applaudir au fait que la Suisse accède au Conseil de sécurité, il est important que les décideurs du Département des Affaires étrangères prennent en considération et circonspection cet aspect. Eviter que l’euphorie politique de cette accession n’occulte ce problème et n’entame en rien la crédibilité et la confiance dont jouit la Suisse au sein du système mondial. Toute maladresse ou erreur risque de transformer cette tentative de redorer le blason de ce Département, un peu terni par ailleurs, en un affaiblissement de la crédibilité du pays.
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L’invité – La Suisse au Conseil de sécurité: vraiment que des avantages?