Annonce fracassante dans le monde de la presse. Le groupe Axel Springer prévoit d’augmenter ses bénéfices de 100 millions en trois ans. Comment? En remplaçant une partie de ses 18’000 employés, dont 3400 journalistes, par ChatGPT, le générateur de texte doté d’intelligence artificielle. Les «sous-produits du journalisme», comme les appelle Mathias Döpfner, le patron du groupe de presse allemand, de la correction à la mise en page, en passant par la rédaction de certains articles, seront automatisés. Mathias Döpfner, également impliqué en Suisse par la joint-venture Ringier Axel Springer (groupe Blick notamment), est le premier éditeur européen à répondre aussi clairement à la question qui circule dans les rédactions: les journalistes sont-ils remplaçables? Sa réponse est oui, en partie. Et il n’a pas tort.
D’innombrables autres métiers sont évidemment concernés. Mais reconnaissons que les nouveaux générateurs de texte (langage prédictif), d’une puissance stupéfiante et capables de produire en quelques dizaines de secondes un «papier» qu’un professionnel mettrait des heures à écrire, placent les journalistes au haut de la liste des victimes potentielles de l’IA.
Les plus vulnérables seront ceux qui plantent la tête dans le sable et se croient irremplaçables. Un peu comme ces quelques «grandes plumes» qui, à l’aube du XXIe siècle, considéraient la révolution de l’internet comme une simple mode qui finirait par passer. Vingt-cinq ans plus tard, le métier et l’industrie des médias sont encore complètement chamboulés par une révolution technologique qui dure. Et les plus mal en point sont ceux qui ont tardé à prendre en compte les risques et avantages de la nouvelle technologie.
Tel est le piège à éviter avec l’arrivée de ChatGPT. Car la vague d’intelligence artificielle qui a commencé à déferler va fondamentalement changer les modes opératoires de la presse. Sans forcément la tuer.
«L’IA n’aura pas de rencontres avec Gorge profonde, ne prendra pas son téléphone pour croiser des sources improbables, n’ira pas dans les forêts de l’Ouganda observer les gorilles. Elle est tributaire de sa base de données.»
Depuis presque dix ans, les articles de résultats d’entreprises produits par l’agence de presse AP sont rédigés automatiquement sur la base d’un tableau de chiffres. Tamedia (éditeur de la «Tribune de Genève») a automatisé la rédaction de brèves sur les résultats d’élections dans les communes. Mais ChatGPT nous fait entrer dans une autre dimension.
Au lieu d’un tableau Excel de résultats, on nourrit l’outil de milliards ou dizaines de milliards de textes, d’autant de sources qui, traités par des algorithmes, lui permettent de rédiger un article cohérent et (presque) sans erreur sur à peu près n’importe quel sujet. Ces systèmes sont déjà capables de résumer un débat public de deux heures. Ils peuvent rédiger le compte rendu d’une conférence de presse en y ajoutant de l’«esprit critique» à la demande, ou écrire une analyse fine du marché boursier. ChatGPT & Co ignorent le concept de «sens», se moquent de la vérité, n’ont ni conscience, ni émotion, mais ils sont capables de produire des contenus extrêmement bien informés et qui font du sens, en un temps record.
Ce journalisme-là, tout individu pourra désormais le produire lui-même à l’écran. Il suffit de taper une requête. Mais l’essence même du journalisme, soit l’investigation, la recherche de faits et de vérité ou le reportage terrain, restera «made in human». L’IA n’aura pas de rencontres avec Gorge profonde, ne prendra pas son téléphone pour croiser des sources improbables, n’ira pas dans les forêts de l’Ouganda observer les gorilles. Elle est tributaire de sa base de données.
Un bon journaliste d’investigation ira là où la machine, qui suit les voies consensuelles, n’ira pas. ChatGPT n’a pas de flair. Mais l’IA fera une partie du travail. Elle offre aux journalistes une assistance d’une incommensurable efficacité. Sans elle, ils seront croupions. Non, ce n’est pas une «mode». Sous-estimer et ignorer chatGPT, c’est risquer de s’exclure soi-même du métier.
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Chronique – La presse ne doit pas sous-estimer ChatGPT