La bienveillance est un nouvel impératif catégorique. Tout comme l’honneur ou la morale en un autre temps, elle est devenue l’alpha et l’oméga des relations humaines. Le problème de ce précepte apparemment irréprochable, c’est qu’en visant à élaguer le bien de ses négativités parasites, il interdit la critique, psychologise le conflit et condamne notre nature profonde.
L’idéal de bienveillance semblait pourtant prometteur. Il prétend en effet tirer profit de la civilisation des mœurs qui nous a fait passer de «la guerre de tous contre tous» à une société respectueuse des différences qui ajoute à l’égalité des droits l’exigence d’encouragement mutuel, par principe. Seul ce regard sans jugement permettrait aux individus de s’accomplir véritablement.
La bienveillance est ainsi devenue le modèle du bien commun dans tous les champs de l’activité humaine, dans la publicité («venez comme vous êtes»), en entreprise (les «happiness managers»), à l’école (l’élève au centre du système), en santé (l’éthique du care et de la vulnérabilité), en politique (le président Macron l’érigeant en «règle de vie» ou le président du Conseil européen, Charles Michel, en appelant à «une société de la dignité et de la bienveillance»). Condition au double sens de prérequis et de nature propre, la bienveillance représenterait cette fin de l’histoire où, selon Hegel, la négativité aurait été absorbée par un État égalitaire au sein duquel la singularité de chacun pourrait être pleinement reconnue.
Seulement, cette bienveillance, en voulant corriger la société discriminante plutôt que l’individu aliéné, masque le processus complexe de socialisation qui suppose que l’individu soit guidé vers une autonomie en rupture avec sa nature. Si «ce qui distingue le pire architecte de la meilleure des abeilles est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche» (Marx), c’est que la critique de l’idée est la source de tout progrès. La bienveillance risque d’en rester aux cahutes de paille.
Mais la réalité sociale est surtout un écheveau de rapports de force. Or la bienveillance a tendance à psychologiser les antagonismes en réconfortant les malades au lieu de trancher dans le vif des enjeux. Le problème n’est pas le jugement qui corrige, mais sa justesse. Être bienveillant avec tout le monde, c’est introduire le renard bienveillant dans le poulailler bienveillant. La bienveillance ne saurait remplacer la justice lorsqu’il faut la faire, ni la colère lorsqu’elle fait défaut.
La bienveillance peut même aller jusqu’à la perversion lorsqu’elle conditionne le bien-être par le fait d’être différent de soi-même. Car il faudrait être soi-même bienveillant pour la mériter. Ce n’est pas rendre justice à notre volonté de puissance. En nous voulant «tel·le·s que nous sommes», elle nous dénature. Exiger la reconnaissance d’entrée de jeu, c’est renoncer à la conquérir et vouloir son impuissance applaudie. Que la bienveillance réponde aujourd’hui aux hordes de haters qui déchaînent leur colère sur les réseaux n’est pas anodin: rage et bienveillance partagent la même exigence stérile d’autovalidation.
«L’homme est misérable, mais il est grand en ce qu’il se sait misérable» affirmait Pascal. En voulant éviter la confrontation avec notre misère, la bienveillance nous castre de notre grandeur.
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L’invité – Là où peut mener l’impératif de la bienveillance