Plus que le chocolat, mieux que la banque, c’est bien la neutralité qui définit la Suisse. Inscrite dans notre constitution, réaffirmée dans la Convention de La Haye de 1907, célébrée tous les 1er août depuis la nuit de la Suisse, la neutralité est constitutive de notre identité.
Au fil du temps, elle a certes été critiquée, attaquée, condamnée même. On l’a voulue «active», puis plus récemment «participative», afin de l’adapter aux réalités du moment. On s’est excusé pour notre neutralité de compromission au cours de la deuxième guerre, on l’a frottée et ripolinée pour la présenter aujourd’hui comme notre plus beau cadeau à la communauté internationale. Car grâce à la neutralité, nous pouvons jouer notre rôle de faiseurs de paix. Qui mieux que la Suisse peut remettre des combattants épuisés autour d’une même table, à Genève de préférence? On aimerait encore y croire tant la neutralité est gravée dans le génome helvétique. L’abandonner revient pour beaucoup de Suisses, à gauche comme à droite, à renoncer à un morceau de notre identité.
Pourtant, cette fois on y est. Il ne s’agit pas vraiment d’un choix. La pression des «alliés» est devenue intenable. Les appels se sont multipliés pour que Berne cesse de bloquer la réexportation vers l’Ukraine, par des États tiers, de matériel de guerre à composants suisses. L’Ukraine et ses alliés ne comprennent pas que la Suisse puisse encore se réclamer neutre alors que les règles les plus élémentaires du droit international ont été violées par la Russie. S’ils remercient la Suisse d’avoir repris le régime de sanctions de l’UE, ils n’en estiment pas moins que son obstination à refuser la réexportation d’armes est coupable.
«Berne ferait mieux de concevoir une politique étrangère adaptée aux bouleversements du XXIe siècle.»
Un premier front a cédé. Mardi, la commission de sécurité du Conseil national a engagé un processus, à une courte majorité, pour que du matériel de guerre fabriqué en Suisse et vendu à des pays européens, notamment, puisse être réexporté afin de servir à combattre l’envahisseur russe. Une disposition qui va clairement à l’encontre de la loi fédérale sur les armes, le matériel de guerre et les objets de guerre (LArm). Ainsi, l’Allemagne serait enfin libre de fournir à l’Ukraine les munitions acquises en Suisse, les Danois pourraient exporter leurs chars «piranhas» à roues made in Switzerland et les Espagnols leurs canons antiaériens.
Les partisans de cet «assouplissement» de la législation continuent de vouloir faire croire que la neutralité est sauve puisque la Suisse se verrait toujours interdite d’exporter des armes en direct. Absurde. La neutralité, par essence, contraint à accorder les mêmes avantages aux deux parties au conflit. Or Berne refuserait, à juste titre bien sûr, toute réexportation de matériel vers la Russie. La neutralité à géométrie variable a jusqu’ici avantageusement servi la Suisse dans sa «realpolitik». Mais elle n’est pas déformable à l’infini. Elle est devenue d’une complexité telle que plus personne n’en saisit les rouages, même le plus fin des horlogers. Les exceptions sont devenues la règle vidant le concept même de sa légitimité.
Côté opposants, en particulier chez les UDC, on estime qu’en acceptant les réexportations vers l’Ukraine, la Suisse ne pourrait plus jouer, demain, le rôle de conciliateur entre Russie et Ukraine. Possible. Mais cette capacité est déjà compromise. À la suite des sanctions, la Russie a, sans attendre, placé la Suisse sur la liste des «États hostiles».
Regardons la réalité en face. La fin de la neutralité fait partie des dommages collatéraux de la guerre en Ukraine. Au lieu de s’enfoncer dans le déni, Berne ferait mieux de concevoir une politique étrangère adaptée aux bouleversements du XXIe siècle.
*Directeur exécutif du Club suisse de la presse
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Chronique – La neutralité, dommage collatéral de la guerre
L’Ukraine et ses alliés ne comprennent pas que la Suisse puisse encore se réclamer neutre alors que les règles élémentaires du droit international ont été violées par la Russie.