Connaissez-vous Ubershit? C’est le surnom qu’on donne aux livreurs de cannabis, en France. J’ai découvert ça à l’occasion de la visite d’un proche – restons vagues – qui est consommateur. Quelques clics sur internet, et il s’était fait livrer de l’herbe au bas de mon immeuble. Comme une banale pizza. Je plaide non coupable: c’était à mon insu et je n’en aurais rien su s’il ne m’avait raconté la scène beaucoup plus tard. «C’est incroyable, rigolait-il. Quand je suis descendu, j’ai failli me tromper de livreur avec un autre voisin qui attendait lui aussi de la beuh. Le pire, c’est que le temps qu’on paie, il y en avait un troisième qui arrivait. Ça marche le business!»
Cette scène ne s’est pas passée dans l’enfer supposé de la banlieue, ni dans un de ces «quartiers» réputés gangrenés par le trafic. Non. C’était dans le XIe arrondissement, un immeuble paisible et respectable.
Il se trouve que la France est le pays d’Europe où la consommation de cannabis est la plus élevée. Selon un rapport parlementaire publié l’an passé, les usagers mineurs y seraient même deux fois plus nombreux que la moyenne européenne. Il se trouve également que la France est le pays qui mène une des politiques parmi les plus répressives contre le cannabis. Pas seulement envers les trafiquants, mais aussi envers les simples consommateurs. Partout ailleurs, la tendance est à la dépénalisation ou à la légalisation.
Ce paradoxe est connu, documenté, dénoncé par de rares courageux: la politique française de répression contre le cannabis est un fiasco, une déroute non seulement sanitaire, mais mobilisatrice de moyens policiers et judiciaires démesurés pour des résultats contraires au but visé. Le rapport de la commission parlementaire est sans appel: «Cette politique de prohibition et de répression […] est un cuisant échec.»
Mais rien ne change, au contraire.
Peu après la publication du rapport parlementaire, en avril 2021, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé une nouvelle campagne de répression, proclamant que «le cannabis est devenu une drogue dure» et se félicitant qu’en huit mois «plus de 70’000 amendes pénales ont été délivrées à des consommateurs». Quant à Emmanuel Macron, il renchérit: «Nous sommes en train de porter un coup profond aux trafics […]. À l’inverse de ceux qui prônent la dépénalisation généralisée, je pense que les stups ont besoin d’un coup de frein, pas d’un coup de publicité.»
Comment comprendre cette obstination à accélérer quand on est sur une fausse route? Comment s’expliquer qu’en France le débat sur la drogue soit à ce point caricatural et focalisé sur l’action policière, donnant l’impression d’une bonne trentaine d’années de retard?
J’y vois d’abord une raison politique. Le débat sécuritaire est un thème sensible en France, avec des forces de l’ordre confrontées à une délinquance très violente. Remettre en cause une partie de l’action policière, c’est prendre le risque d’affaiblir le tout et d’essuyer la colère des syndicats. Plutôt que d’affronter cette épreuve politique, il est plus facile de continuer dans l’erreur.
L’autre raison me semble institutionnelle. Il y a en France une étrange incapacité à faire émerger un thème politique si le président ne le souhaite pas. Les ministres sont le doigt sur la couture, les parlementaires de la majorité aussi, quant à ceux de l’opposition, ils mettent plus d’ardeur à combattre les projets présidentiels qu’à défendre les leurs propres. Bref, tant que le président ne veut pas d’un thème, celui-ci n’existe pas, à moins que les citoyens ne descendent dans la rue.
Mais comme le business du cannabis est florissant et que la répression n’y change rien, je vois mal qui pourrait descendre dans la rue pour imposer ce thème…
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Chronique Le Matin Dimanche – La France et le cannabis: comment s’entêter dans l’erreur