Disparition dans le cinémaJean-Luc Godard, une idée décalée du sport
Féru de tennis, le cinéaste vaudois avait une vision du sport très singulière. Il l’avait décrite en profondeur dans un entretien à «L’Équipe» au début des années 2000.

En rejoignant les étoiles à 91 ans, alors qu’il était entouré de ses proches, chez lui, à Rolle, Jean-Luc Godard a, qui sait, peut-être emporté avec lui un regret éternel: celui de n’avoir jamais réalisé un film sur le sport. «Je devais faire un film sur les Jeux de Los Angeles, en 1984, avec [Francis Ford] Coppola, mais les négociations n’ont pas abouti, racontait cette immense figure du cinéma en 2001, dans une grande interview à «L’Équipe». J’ai aussi discuté avec Canal+, mais ils n’ont pas voulu.»
C’est peut-être parce que ce génie qui a révolutionné le septième art avait une vision bien à lui, très décalée, de la manière de montrer du sport à la télévision. «Je prendrais un type quelconque qui arriverait du Pakistan ou d’Amérique du Sud et qui ferait les qualifications. Il est à Paris, il n’a pas trop les moyens, il cherche un hôtel, Ibis ou Mercure. Il prend le métro, il joue. Et puis il est battu, imaginait-il au sujet de Roland-Garros. Au tour suivant, je m’intéresserais à son vainqueur, puis au vainqueur de ce match, ce qui nous conduirait forcément jusqu’en finale.»
L’exemple de Bernard Tapie
Voilà pour le scénario, son fond à lui. Mais, à l’époque, la forme aussi l’excédait. «Ce qui navre, c’est que tous les matches sont filmés de la même façon. Le premier tour, comme le dernier, poursuivait-il, toujours pour le quotidien français. C’est le règne du toujours pareil. Cela agace de voir sans arrêt les mêmes plans. Celui du joueur qui attend, celui du joueur qui sert. Au lieu de me contraindre à passer de l’autre côté du filet, je préférerais rester un peu avec un joueur […] Entre les pubs et les retransmissions, les présentations et les directs, il y a de moins en moins de différence. Tout se ressemble. Le clonage est là.»
Pour étayer ses propos, Jean-Luc Godard avait notamment pris en exemple l’athlétisme, aux Jeux olympiques. «Entre les Jeux de Sydney et ceux d’il y a quinze ou vingt ans, les différences sont énormes. Ce que j’aimais bien, c’était comment certains cameramen s’intéressaient aux sauteuses en hauteur. Ils passaient quinze secondes, vingt secondes sur un bras ballant, une tête penchée, poursuivait-il, tout en mimant la scène aux journalistes. Ils n’hésitaient pas à filmer le saut avant le saut. Aujourd’hui, c’est fini. Tout s’est accéléré. C’est le saut et rien d’autre. Surtout pas l’attente, surtout pas la patience.»
Il ne faut quand même pas croire que Jean-Luc Godard ne passait pas du bon temps devant sa télévision. D’ailleurs, il ne regardait pas grand-chose d’autre que du sport. «Parce que le corps ne ment pas. Les champions peuvent être couverts d’argent, horriblement mal filmés, ils sont eux-mêmes. Sotomayor ne peut pas dire: «J’ai sauté 2,31» s’il n’a sauté que 2,30 m. C’est impossible, personne ne le croira. Même Tapie, lorsqu’il perdait sur un stade de foot, ne pouvait pas dire: «J’ai gagné», alors que dans d’autres domaines, même ministre, il pouvait dire n’importe quoi. La politique, le cinéma, la littérature mentent, pas le sport.»
«Auxerre - Sedan, ce n’est tout de même pas la même chose que Dynamo de Moscou - Juventus de Turin!»
Passionné de tennis, le cinéaste vaudois avait repris une pratique courante de la petite balle jaune une fois la cinquantaine passée et jouait au tennis comme certains font de la gymnastique. «La fiction peut dire le conte, mais ne peut pas rendre les comptes. Il faudrait filmer non seulement le champion, le match, mais aussi la soirée d’avant, la soirée d’après, la copine, la famille… Filmer le sport revient à montrer le travail du corps dans la continuité. Le problème, c’est que cette priorité a disparu.»
Après tout, c’est sans doute pour ça qu’il n’a jamais eu les coudées franches pour réaliser un film sportif. Parce que sa vision de ce que devait être le sport à la télévision n’était pas compatible avec la réalité de l’époque dans laquelle il vivait. «Pour moi, chaque match est différent. Auxerre - Sedan, ce n’est tout de même pas la même chose que Dynamo de Moscou - Juventus de Turin! Ce n’est pas la même histoire, donc cela ne doit pas se filmer de la même manière.» Jean-Luc Godard est mort avec une certaine idée du sport.
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