«J'avais des dictionnaires plein mes valises»
Née en Grèce, lancée depuis la France, établie en Suisse, applaudie partout, Nana Mouskouri revient sur une vie unique. A 83 ans, elle chantera en mars à Montreux.
Elle dit encore «Monsieur Hazan», quand elle évoque le directeur de sa première maison de disques. Et se souvient de ses parents comme elle parle de son public ou «du métier»: avec une respectueuse affection, presque de la déférence que n'aplanit pas le poids de 350 millions (ou 400, selon les décomptes) de disques vendus. À 83 ans, Nana Mouskouri est une légende mais pas une diva. Une senior à l'élégance classique et aux manières polies. Ne serait-ce le chapeau de marque osant un vermillon ostentatoire, on se dit que la chanteuse n'aurait pas reçu un journaliste très différemment lors de sa première interview, en Grèce au milieu des années 1950. Posée, attentive, studieuse, sérieuse – lisse, ont regretté ses contempteurs. Mais sans tricherie.
Dès lors que la jeune Ioanna décida un matin que sa vie s'écrirait en musique, elle n'a pas dévié de son chemin, regrettant aussitôt prise sa décision de quitter la scène, il y a treize ans. «Je me suis senti mal, ça ne m'a pas réussi du tout», confie-t-elle. Après avoir allongé des années durant sa «tournée d'adieu», Nana a simplement gommé toute référence à une éventuelle retraite. Au contraire. En mars, elle donnera à Montreux une étape de son Forever Young Tour, tournée «éternellement jeune», non par coquetterie mais par référence à la reprise de Bob Dylan qui garnit son nouveau disque.
– Vous avez rencontré Dylan en 1979, par l'entremise de Leonard Cohen. Parmi les innombrables rencontres de votre carrière, fut-elle particulièrement marquante?
– C'est un très bon souvenir. Il était venu me voir au Greek Theater de Los Angeles. Cela m'avait touché car il était supposé partir vite mais il est resté dans les coulisses pour m'écouter durant tout le concert. Nous avons fini la soirée dans un restaurant, à échanger longuement sur Maria Callas, Ella Fitzgerald, Oum Kalsoum… Peu après, il m'a offert une chanson, Every Grain of Sand.
– Le public francophone vous associe souvent à des collaborations réalisées dans des émissions de variété. Certains duos télévisés vous reviennent à l'esprit?
– Joe Dassin, évidemment, c'était un grand ami. Il reprenait Guantanamera, comme moi. Sinon, Serge Lama, Sheila, Charles Aznavour, Herbert Léonard… On s'amusait bien. Mais je n'en ai pas fait tant que ça, car je n'étais pas toujours en France, je voyageais énormément.
– Vous faisiez ce métier pour les voyages?
– Je déteste voyager, en fait! Me faire sortir de la maison, c'est tout un truc. Mais je l'ai fait pour chanter, oui, pour aller au contact des gens, là où l'on me réclamait. Chanter est mon premier et mon dernier amour. Le chemin que l'on parcourt compte bien plus que la destination.
– Quelle rencontre vous a le plus marqué?
– Vous savez, quand je suis arrivé en France, j'ai tout de suite joué devant le général de Gaulle, à l'Élysée. Il avait invité le shah d'Iran, dont la femme est devenue mon amie. Alors, évidemment, la barre était tout de suite assez haute. J'ai chanté ensuite pour les Kennedy, pour la reine d'Angleterre, pour le roi de Grèce…
– Et avec Elvis?
– Ça n'a jamais pu se faire, on ne se trouvait jamais au bon endroit au bon moment. Mais j'ai repris beaucoup de ses ballades. J'aurais aimé être rockeuse: quand je voyais Tina Turner faire des duos avec Mick Jagger ou Rod Stewart, j'étais jalouse comme tout! (Rire)
– Croyez-vous aux bons choix, à la chance ou au destin?
– Les Grecs ont un proverbe: la chance est une femme très belle qui marche dans la rue, glissant entre les gens. Si elle passe près de vous, il faut sentir ses cheveux vous frôler pour les saisir au bon moment.
– Mais c'est affreusement macho!?
– Effectivement (Rire). Disons que j'ai eu beaucoup de chance mais je savais que je n'avais rien à perdre, sauf apprendre. J'aimais travailler, découvrir des choses. J'ai appris le piano, le solfège, puis le français pour venir à Paris. Quand je suis arrivée aux États-Unis, Quincy Jones avait déposé des tonnes de disques de jazz dans ma chambre d'hôtel, j'ai tout écouté comme une étudiante.
– Devez-vous votre voix à un don ou à du travail?
– Les deux. Enfant, je chantais tout le temps, que je sois triste ou gaie. J'avais remarqué que mes parents m'accordaient alors plus d'attention, ça me faisait plaisir. Quand j'ai compris cela, j'ai décidé que ce serait ma vie. Ma sœur aînée chantait elle aussi très bien, elle était belle, grande. Mais j'avais une voix qui captait les gens. J'aimais aussi dessiner, mais la chanson m'attirait bien plus. À l'époque, ce n'était pas un métier facile. Une jeune fille ne gagnait pas facilement sa vie dans la musique populaire, c'est pourquoi on étudiait le classique. Chez moi, j'écoutais Piaf, Aznavour, Elvis, et bien sûr ma première idole, Maria Callas.
– Très vite, votre carrière prend une tournure internationale. Était-ce le résultat d'une stratégie particulière?
– Pas du tout. Les demandes sont arrivées très vite, elles étaient nombreuses. Monsieur Hazan me disait: «Tu dois aller en Allemagne. Mais quand tu y seras, tu appartiens à l'Allemagne, je ne veux rien savoir.» Bon, il restait toujours informé des chiffres de vente! Aujourd'hui tout est globalisé. Avant, il fallait pénétrer le pays, le visiter, enregistrer des disques dans la langue locale, y faire des émissions de télé. Venir de Grèce me rendait exotique, quelque chose qui avait aussi réussi à Dalida. L'aspect méditerranéen…
– Vous avez toujours eu de la facilité pour les langues?
– Oui, c'était quelque chose de naturel. J'avais des bases d'anglais grâce à la musique d'Elvis et aux films que mon père, projectionniste, passait dans son cinéma. Je parlais grec, italien, anglais, puis j'ai appris le français, l'allemand et l'espagnol. Je m'intéresse aussi aux dialectes, comme le gaélique ou l'écossais. J'ai chanté en coréen, en japonais et même en maori, en Nouvelle-Zélande! J'avais des dictionnaires plein mes valises. Si je n'avais pas été chanteuse, j'aurais fait interprète, ou du moins un métier dans la communication.
– Quelle langue est la plus musicale?
– J'aime beaucoup l'espagnol. Le français est très fermé mais c'est une belle langue, avec une émotion différente de toutes les autres. L'anglais n'est pas si simple à bien maîtriser. L'allemand est franc, avec une belle gravité.
– Comment expliquez-vous votre longévité auprès de votre public?
– Je pense que les gens étaient contents de me retrouver régulièrement. Je faisais rêver, à une époque où l'on voyageait peu. C'est comme si je ramenais des choses dans mes valises. Je ne suis évidemment pas très connue de la jeune génération, mais certains ont découvert mes disques américains, plus jazz et blues. On me connaît moins sous cet angle ici, mes labels n'en voulaient pas trop. On a fait tellement de disques! On produisait non-stop. En fait, je ne visitais pas beaucoup les pays où je me rendais: je connaissais les aéroports, les hôtels, les loges, etc. Par contre, j'essayais de sortir dans les clubs, d'aller au contact des musiciens.
– Y avait-il de grandes différences entre les États-Unis et l'Europe?
– Les Américains sont incroyablement disciplinés et professionnels. Ils visent la perfection, tout en donnant toujours l'impression que tout est simple et naturel. J'ai appris à travailler comme cela. En Europe, c'était beaucoup plus relax, plus ludique mais pas moins pro, comme les émissions des Carpentier, sur la télé française.
– Les artistes s'y déguisaient et se mettaient en scène dans des sketches. Ils jouaient plus facilement le jeu?
– Oui, c'était bon enfant. Tout a changé dès lors que le commercial est entré à la télévision. Les gens sont devenus angoissés par l'audimat, la performance, le prix de la pub. Ça presse vers le bas et perd en spontanéité. C'est devenu difficile pour moi. J'aime rire mais pas sur commande, comme on le réclame dans les émissions actuelles.
– Vous avez vite imposé un look, même un «antilook»: en étiez-vous consciente?
– Mes lunettes, on voulait me les enlever de force! Mais je suis myope, j'en avais absolument besoin. Elles rendaient fous certains producteurs télé, qui juraient qu'elles créaient des ombres et des reflets à l'écran. On disait que je ressemblais à une secrétaire. Je recevais même des lettres d'insultes! C'était absolument neuf de chanter avec des lunettes. Après moi, il y a eu Elton John et Polnareff.
– En 1994, votre non-militantisme politique fut ébréché par votre entrée au Parlement européen…
– Le président de Démocratie Nouvelle, Miltiadis Evert, était un ami. Il m'a appelé un jour — j'étais au Danemark — pour me proposer de m'inscrire sur les listes électorales à la place de mon amie Melina Mercouri, qui venait de disparaître. Je lui ai dit non, clairement. Sur ce, je m'envole pour l'Argentine, où je reçois un coup de téléphone: «Tu es devenue folle, tu es sur la liste pour le parlement, etc.!» Je n'ai pas osé révéler qu'on m'y avait poussé, ni refuser! C'était très intéressant. Ces dernières années ont été difficiles pour la Grèce, je comprends, mais je pense que l'on a besoin de l'Europe. La cohésion entre les peuples est essentielle, je regrette que tant de portes se ferment.
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