Portrait d’un iconoclasteIvo Pogorelich, le merveilleux insoumis du piano
Musicien génial campant aux marges des normes interprétatives, le Croate bouleverse autant qu’il pique les mélomanes. Contraste à mesurer lors de son récital à Genève.

Dans un jeu de société portant sur nos connaissances musicales, nous pourrions imaginer tirer cette question: «Qui a été le lauréat du prestigieux Concours international de piano Frédéric Chopin en 1980?» À n’en pas douter, un silence sépulcral s’installerait alors autour de la table. Qui pour se souvenir aujourd’hui du Vietnamien Dang Thai-Son, de sa chevauchée qui le mena vers le sacre et, tout aussi rapidement, vers un oubli certain?
Une autre carte, bien plus aisée, celle-là, pourrait nous interroger sur le scandale qui éclata à cette même occasion à Varsovie, siège de la compétition. Et là, bien sûr, les mains prendraient d’assaut le champignon et appuieraient avec force. Eh bien oui, cette année-là, on a surtout parlé de l’esclandre provoqué par un certain Ivo Pogorelich, évincé de la course aux lauriers dès la demi-finale. Une décision qui provoqua les démissions de la présidente du jury, sa majesté Martha Argerich, en désaccord avec ses collègues. «C’est un génie!» s’emportait l’Argentine en claquant la porte.
Génie inquiet
Quatre décennies et des poussières plus tard, cet éclatant fait d’armes continue d’encombrer la vie et le destin d’un artiste ayant acquis le statut du perdant qui a le plus gagné dans l’histoire de la musique classique. Une preuve? On la trouve dans ce contrat d’exclusivité offert dans la foulée par le prestigieux label Deutsche Grammophon, ouvrant à l’ascension d’une figure insoumise, d’un talent renversant au génie inquiet. Le récital que donnera Pogorelich au Victoria Hall ce jeudi rappellera probablement tous ces traits, qui continuent de fasciner et d’intriguer les uns, et qui irritent aussi profondément les autres.
Il y aurait beaucoup à dire sur l’excentricité du personnage, sur ses manies et sur ses choix artistiques. Il arrive, par exemple, qu’à quelques minutes de sa montée sur scène, l’homme persiste à déambuler autour de son instrument, en tenue décontractée. Qu’il claque quelques accords comme pour chauffer le piano et ses mains, et qu’on le confonde ainsi avec un accordeur quelconque venu vérifier une dernière fois l’état du clavier et des cordes.
Une fois assis face aux touches – fatalement en retard sur l’heure prévue – l’interprète ne se départit jamais de ses partitions usées, de ses feuilles se détachant parfois de l’ensemble. Les tourneurs de pages en savent quelque chose. Apprendre par cœur les pièces? Cet acte qui participe de la bravoure, de l’héroïsme même de tout musicien renommé, ne l’intéresse en aucune manière. «La partition est un médium qui transporte l’esprit de l’auteur, déclarait-il à un magazine spécialisé il y a quelques années. Travailler avec la partition revient à être en contact avec un livre des secrets.»
«Chacune de ses apparitions invite l’auditeur à se détourner de tout ce qu’il a connu en matière d’interprétation et de références.»
À côté de ces saillies somme toute anecdotiques, il y a la substance musicale, qui fait de Pogorelich un être à part. Chacune de ses apparitions invite l’auditeur à se détourner de tout ce qu’il a connu en matière d’interprétations et de références. Sous ses doigts, les œuvres investies trouvent de nouvelles lignes, se déconstruisent à travers des ruptures rythmiques radicales, se déploient sous des traits insoupçonnés. La musique se réinvente ainsi, et un phrasé au chromatisme superbement accentué suffit alors à vous désarçonner, un passage livré avec une projection surhumaine vous emporte dans un tourbillon.
Accompagnées d’une virtuosité spectaculaire – on en retrouve toute l’essence dans son récent album consacré à Chopin –, ces lectures exaspèrent bien évidemment les puristes les plus acharnés. «C’est du terrorisme sonore particulièrement prononcé», s’emportait en 2020 un critique français dans un compte rendu de concert. «C’est une médiocrité musicale et une catastrophe sonore», lisait-on ailleurs, dans la critique d’un récent album consacré à Rachmaninov et Beethoven.
Errances et come-back
Au fil des saisons, après avoir connu une ascension irrésistible, le pianiste s’est brûlé les ailes, écrasé aussi par le poids de grandes tragédies personnelles. Le conflit dans les Balkans, qui aboutira à l’implosion de la Yougoslavie, déchirera l’enfant d’un père croate et d’une mère Serbe. Plus grave encore, en 1996, le décès prématuré de sa professeure, puis épouse, Aliza Kezeradze, de vingt ans son aînée, le laisse longtemps prostré. Durant près de vingt ans, il n’enregistrera plus rien et ne fera que de rares apparitions sur scène. Ses come-back successifs montreront les errances, ils dévoileront des chemins interprétatifs radicaux et labyrinthiques.
La grandeur du personnage résiste cependant à toute critique dans quelques albums indispensables. Ses sonates de Scarlatti sont habitées par une grâce venue d’ailleurs. Ses «Suites anglaises» de Bach, tout comme son «Gaspard de la nuit» de Ravel, on les emporterait partout sans hésiter, et on y ajoutera encore ses «Tableaux d’une exposition» de Moussorgski.
Ivo Pogorelich, en récital au Victoria Hall, jeudi 24 février à 20 h. Renseignements www.musika-agence.ch
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