Inventif et célébré, «Les Furies» de Lauren Groff dresse un portrait du roman actuel
Chaudement conseillé par Barack Obama en 2015, le récit de l'auteur américain a tout pour plaire et se lit d'une traite. Pour en arriver où?

Il n'est pas fréquent que les compétences prescriptives d'un président s'exercent en matière littéraire. C'est pourtant le cas des Furies de Lauren Groff, choisi en 2015 par Barack Obama comme le meilleur roman de l'année. On a déjà connu critique littéraire plus qualifié, mais la référence a évidemment fait sensation aux Etats-Unis, et au-delà puisque le livre, désormais disponible en français, est actuellement en cours de traduction dans une trentaine de langues. Ce succès de librairie annoncé permet de mesurer les paramètres qui font actuellement un livre célébré et commenté dans la sphère littéraire anglo-saxonne, probablement la première zone d'influence littéraire de la planète.
Les Furies joue sur des codes éprouvés: le récit d'une vie avec sa dimension initiatique, rythmé par diverses péripéties existentielles. La trajectoire de Lancelot Satterwhite, fils d'un riche entrepreneur du sud des Etats-Unis qui, à la mort prématurée de son père, est envoyé au nord afin de poursuivre ses études et rencontrer Mathilde, jeune mannequin avec laquelle il formera un couple magnifique suscitant l'envie dans son entourage. Le jeune homme que tout le monde appelle «Lotto», après des années de tentatives infructueuses pour devenir comédien professionnel, finira par s'imposer en dramaturge reconnu, aidé par une épouse aimante.
Une dose de sexe et de pittoresque new-yorkais
L'histoire d'un succès artistique avec la figure du jeune auteur aussi flamboyant de passion que candidement narcissique, éclipsant sa pourtant très belle épouse tout au service de son créateur de mari. Un bon cocktail qui permet de mêler références littéraires – Shakespeare en totem omniprésent –, réflexion sur l'amour et saga familiale, puisque «Lotto» vit une relation à distance compliquée avec sa mère, névrosée fortunée terrée dans sa demeure au bord de l'océan. Du psychologique avec caution artistique, parsemé d'une dose de sexe et de pittoresque new-yorkais.
Evidemment, Lauren Groff a compliqué la donne, autrement il serait difficile d'expliquer l'attention dont jouit son roman. Son écriture concise et dynamique, jouant parfois d'une oralité maîtrisée, balancée d'images évocatrices – «un monde de lait chaud, avec sa peau de brouillard matinal à la fenêtre» – donne à sa prose un côté haletant qui maintient l'intérêt.
Sous des aspects plus structurels, l'Américaine de 38 ans se targue de mettre en place des procédés narratifs surprenants, inventifs. Les premières années du couple Lotto-Mathilde défilent ainsi d'une traite au gré des fêtes où se retrouvent leurs amis et qui sont prises dans un fondu enchaîné sans que l'on réalise tout de suite que l'on est déjà passé à la suivante. Une belle variation sur l'art de l'ellipse, qui se mesure entre autres, de bringue en bringue, aux promotions professionnelles de leurs proches. Dans le même ordre d'idées, la succession des œuvres littéraires de Lancelot Satterwhite, développées à chaque fois comme de petites nouvelles ou notices, joue sur un effet similaire puisqu'elles permettent à l'auteur de refléter les préoccupations de son personnage.
Coup de théâtre narratif en pivot
Mais Lauren Groff a imaginé un coup de théâtre narratif bien plus ambitieux, et donc délicat à dévoiler. Tout juste dira-t-on qu'un procédé similaire est mis en œuvre dans le policier Les Apparences de Gillian Flynn (Ed. Sonatine, 2012) et que ce dispositif habile permet de relire toute l'histoire du couple sur un axe très différent. Une sorte de pivot central au roman, qui opère un renversement assez spectaculaire et inattendu de perspective.
Ludique et même virtuose dans ses variations narratives, Les Furies se lit donc (presque) d'une traite, mais il y a tout de même un moment où le lecteur circonspect pourra se demander si ces artifices fort divertissants ne viennent pas masquer une cargaison d'invraisemblances. Pire, le roman, écrit de façon plus classique, s'extirperait-il de la catégorie du récit existentiel contemporain sur la gamme d'une très soutenable légèreté de l'être? Dans cette hypothèse, on se retrouverait face à une montée en neige sur un destin hors du commun – la fameuse figure vénérée de l'Artiste – augmenté de ses petits excitants pour bobos que sont le cul, l'ambition personnelle, les trahisons entre amis et les considérations sur la bouffe macrobiotique. Tout ce qui fait le succès des séries TV mais que la littérature se devrait de soigneusement éviter, ce qu'elle est trop souvent incapable de faire. Il faut savoir accepter des exceptions, Lauren Groff en est une.
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